Comment ce sera, « après » ?

Voyons, on ne sait même pas comment ce sera pendant…

« As-tu entendu les outardes ? »

C’était jeudi. Je sais, il faut dire « bernaches ». Mais « outarde » est plus joli, même si c’est une vieille erreur de Jacques Cartier.

Outarde… Oie qui tarde… Oiseau en retard…

En tout cas, je ne les avais pas entendues et j’en étais jaloux.

Vendredi, j’ai laissé la porte grande ouverte pour écrire. Mon plan a fonctionné. Quelque chose a crié plus fort que le vent de fou. Ce n’était pas des outardes, mais une toute petite formation d’oies blanches. Elles passaient nonchalamment dans un V un peu mou de minimum syndical. Le quart de travail achevait.

J’ai pensé à Aragon : « Le ciel était gris de nuages, il y volait des oies sauvages… »

On n’avait rien vu d’aussi beau dans le ciel depuis longtemps. Mais aussi sur Terre, quand j’y pense.

Peut-être que c’est juste le fait de ne pas sortir. Tout signe printanier est plus émouvant que d’ordinaire. Peut-être simplement qu’on n’apprécie rien comme ce qui s’éloigne. Ce qu’on a peur de perdre.

Dans quels autres temps les gens sont-ils empêchés de se réunir pour enterrer leurs morts ?

Chez le boulanger l’autre matin, j’ai pris le pain frais et craquant comme si c’était la première fois. Ou la dernière, va savoir. Je l’air regardé avec émerveillement comme on examine une antiquité étrusque. Remarquez, je ne sais pas vraiment comment on examine une antiquité étrusque. Mais la valeur d’un pain tout d’un coup était incalculable.

On peut vivre sans pain ?

***

Tout ce que font encore les gens m’impressionne en ce moment.

Vraiment tout.

Je regardais les boulangers dans la pièce enfarinée derrière. Les commis qui prenaient les commandes, passaient les sacs à des clients éloignés.

Dans une crise comme celle-ci, on en revient aux fondements mêmes de la vie en société et à l’organisation des choses humaines.

Comment on fabrique les choses. Comment elles se rendent jusqu’à nous. Comment on se les échange.

Comme si on retournait dans un livre pour enfants, avec le blé qu’on fait pousser, qu’on moissonne, la meunerie qui le moud, les sacs en papier dans lesquels on l’enferme, les camions qu’on remplit et qu’il faut conduire pour déplacer tous ces objets, les trains qu’il faut charger…

Sont pas confinés ?

Qui a déjà pensé à l’endroit où l’on fabrique le papier de toilette ? Pas moi. On peut passer cinq minutes à choisir un yogourt, mais le papier de toilette ?

Kruger en fait à Gatineau, à Sherbrooke, à Crabtree et comme son nom l’indique… c’est du papier. Dans des usines. Avec des gens.

On n’est plus sur une ferme à vivre de sa production. Chacun dans nos vies, dans notre coin ultra-spécialisé de la vie. Tout est plus compartimenté que jamais. Et tout est plus mondialisé que jamais.

Le caissier à la caisse populaire n’est pas obligé de savoir comment un stylo s’est rendu jusqu’à son bureau – le mystère étant plutôt sa disparition perpétuelle.

Quand tout s’arrête, quand Ford arrête de fabriquer des voitures, quand le téléphone ne répond plus… Veux, veux pas, on est forcé de se demander comment les choses fonctionnent le reste du temps.

Et de s’en étonner un peu.

Le gouvernement… Comment on fait marcher un gouvernement quand tout le monde est à la maison ? « Le gouvernement va faire des chèques... » J’entends ça et je me dis : c’est qui, le gars ou la fille qui ira faire ça ? Tiens, les blagues de fonctionnaire, tout d’un coup, on risque de moins en entendre…

C’est pas inutile ni incapable, un État, on vient de se le faire rappeler magnifiquement un peu partout sur la planète.

Mais encore faut-il du monde qui travaille dedans…

Hier, à Paris, des éboueurs ont ramassé les poubelles sous les ovations des gens confinés à leurs balcons. Déjà, ils ramassent nos saletés en temps normal, là, en plus, pendant qu’on frotte tous les comptoirs, ils passent de rue en rue ramasser les sacs avec les linges sales et pleins de virus.

***

Comment ce sera, « après » ? Aurons-nous compris plein de choses, aurons-nous changé ? Serons-nous plus solidaires et généreux soudainement ?

Me sont revenues les paroles de Band on the run, de McCartney : 

Stuck inside these four walls

Sent inside forever

Never seeing no one

[…]

If I ever get out of here

Thought of giving it all away

To a registered charity

[…]

On ne sait pas comment on sera « après », parce qu’on commence seulement le « pendant ». Et que les gens ne changent pas tant.

On apprendra deux ou trois trucs, c’est certain. On modifiera des façons de faire. On devine bien que certaines choses ne seront plus jamais comme avant, encore que je me méfie des prophéties et des « plus jamais ».

Mais on n’est tellement pas là.

On est à voir ce monde qui roulait pleins gaz et qui manquait désespérément de travailleurs il y a trois semaines encore… Ce monde dans une course folle… qui s’arrête d’un coup sec sur l’accotement et qui met ses feux de détresse.

Se demande quand et comment il repartira.

Le printemps est comme tout le reste : suspendu, annulé, reporté, contingenté, rationné.

On est plein de gens à regarder par la fenêtre pour voir s’il ne se passerait rien dans la rue. Et une fois que le petit voisin a rangé son but de hockey, plus rien ne se passe.

Après ? Mais oui, les beaux jours reviendront. Mais avec le vent qu’il fait, on est à peine entrés dans le « pendant ».

On est à voir des proches qui n’ont plus de job pour on ne sait combien de jours.

Et à admirer ceux qui travaillent précieusement à faire marcher les choses pour tous nous autres même s’il manque plein de maillons dans la « grande chaîne de la vie » dont parlait le poète.