Alors que les appels à l’aide de milliers de Canadiens coincés à l’étranger se multiplient, le gouvernement Trudeau jure qu’il met tout en œuvre pour faciliter leur retour au pays. Mais pendant ce temps, Ottawa rapatrie le personnel non essentiel de plusieurs de ses missions diplomatiques à travers le monde.

Ramener tous ces ressortissants dans le besoin est un défi colossal. « C’est l’opération de rapatriement la plus importante de l’histoire du pays. C’est très complexe parce qu’il faut composer avec des pays qui ferment leurs frontières, des restrictions de l’espace aérien, des fermetures d’aéroports et une réduction du nombre de vols. C’est une course contre la montre », lance le ministre des Affaires étrangères François-Philippe Champagne à La Presse.

Et il se peut que « compte tenu des circonstances sans précédent », il y ait des gens qui « ne pourront pas revenir au Canada et qui devront rester pendant quelques semaines dans les endroits où ils se trouvent ». Pour donner une idée de l’ampleur de la tâche, le ministre précise qu’Affaires mondiales Canada a reçu en 48 heures près de 14 000 courriels et 10 000 appels à l’aide de Canadiens qui se trouvent à l’étranger.

Il faut dire que, pour ne rien arranger, les effectifs de certaines missions diplomatiques ont dû être réduits au personnel essentiel, souligne le diplomate en chef du Canada.

Nous avons l’obligation de nous occuper de nos diplomates. Certaines ambassades, compte tenu des restrictions locales qui sont imposées, opèrent en mesure d’urgence avec un personnel essentiel, par la force des choses. Pas par choix, mais à cause des restrictions qui nous sont imposées.

François-Philippe Champagne, ministre des Affaires étrangères

Le ministre a par ailleurs décidé de se placer en isolement volontaire depuis dimanche parce qu’il a éprouvé de « faibles symptômes » s’apparentant à ceux du nouveau coronavirus après un voyage officiel en Europe.

Services consulaires

Chez Affaires mondiales Canada, on a assuré jeudi que l’opération n’affecterait pas les services consulaires pour ne pas nuire aux Canadiens qui sollicitent l’aide d’Ottawa pour rentrer. À l’heure actuelle, « les points chauds » où le gouvernement canadien reçoit le plus grand nombre d’appels de Canadiens désirant rentrer au pays sont le Maroc, le Pérou, l’Espagne, le Portugal et les Philippines.

Le directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal, François Audet, estime qu’il est logique que le gouvernement fédéral cherche à rapatrier le personnel « non essentiel » de ses ambassades et consulats pourvu qu’ils puissent continuer de s’acquitter de leurs fonctions consulaires.

À mesure que les frontières se ferment et que les vols se raréfient, le risque que leurs employés se retrouvent pris dans des situations précaires augmente. Le risque est encore plus important dans des pays où les réseaux de santé sont mal outillés pour offrir des services de qualité, note le spécialiste. « À ce stade, on ne peut pas se permettre de laisser quelqu’un derrière », souligne M. Audet, qui considère le Canada comme l’un des meilleurs endroits pour faire face à la crise en raison de la qualité des infrastructures sanitaires.

Des Québécois coincés

De nombreux Québécois qui veulent rentrer au bercail se disent incapables d’obtenir un soutien adéquat du gouvernement fédéral. Et en comparaison d’autres pays qui organisent déjà des vols nolisés pour évacuer leurs ressortissants, le Canada traîne les pieds, jugent certains qui ont confié leur histoire à La Presse.

Charles Sénécal, résidant de Saint-Jérôme âgé de 77 ans aujourd’hui coincé au Maroc avec sa conjointe, a appris indirectement il y a quelques jours que son vol de retour du 10 avril avait été annulé.

Ses efforts pour obtenir des renseignements du transporteur, Royal Air Maroc, n’ont pas donné de résultats. « On s’est rendus au bureau de la compagnie à Agadir et il y avait une affiche disant que c’était fermé jusqu’à nouvel ordre. Et la ligne de téléphone est toujours occupée », relève M. Sénécal, qui n’a pas réussi à contacter de vive voix un représentant de l’ambassade canadienne.

Son personnel lui a envoyé un message disant qu’il ne ménageait aucun effort pour rapatrier les Canadiens pris à l’étranger. On l’a prévenu du même souffle qu’il devait chercher un endroit sûr pour demeurer jusqu’à ce que les contraintes de vol soient levées, ce qui pourrait prendre des mois.

Le fait qu’Affaires mondiales rapatrie une partie de son personnel ajoute à l’absurdité de la situation, dit-il. « Si le gouvernement les rapatrie, c’est parce qu’il craint que ce ne soit dangereux pour eux. Et les autres Canadiens alors ? », demande-t-il.

Marc-André Hamel se trouve quant à lui à Lima, au Pérou, avec un groupe d’une demi-douzaine de Québécois.

Le résidant de Laval devait rentrer au pays le 26 mars, mais ses plans ont été chamboulés par l’annonce de la mise en quarantaine du pays et la fermeture de l’aéroport de la capitale, théoriquement jusqu’à la fin du mois.

« C’est ce qui est prévu jusqu’ici, mais on ne sait pas combien de temps ça va réellement durer », relève M. Hamel, qui aimerait bien obtenir de l’aide de l’ambassade du Canada à Lima. « Ils n’ont pas de directives à nous donner sur ce qu’il faut faire », déplore le voyageur, qui presse Ottawa de noliser des avions pour faciliter le retour au pays de son groupe et de dizaines d’autres compatriotes ayant ajouté leur nom à un groupe Facebook pour les « Québécois pris au Pérou ».

Le Mexique, les États-Unis et Israël ont déjà organisé des vols de cette nature, souligne M. Hamel, qui ne sort de l’appartement où il se trouve que pour obtenir des médicaments et de la nourriture. « Il faut avoir son passeport sur soi et une bonne raison de circuler. Et si tu es dehors à partir de 20 h, ils t’arrêtent sans poser de questions et te font passer la nuit en prison », dit-il.

PHOTO FOURNIE PAR DAPHNÉ ROY MORISSETTE

Daphné Roy Morissette et son conjoint, Simon Richer

Au Guatemala, Daphné Roy Morissette et son conjoint Simon Richer se sentent pris au piège. Ils devaient rentrer le 27 mars de leur périple de trois semaines, mais ils avaient choisi d’écouter les autorités canadiennes et d’écourter leurs vacances. Le hic, c’est que le vol qu’ils avaient réussi à dénicher pour un retour le 21 mars a été annulé, après que le président guatémaltèque eut décrété la fermeture des frontières du pays.

Même si elle est consciente de l’ampleur de la crise, la Longueuilloise de 30 ans déplore le « flou » de l’assistance consulaire canadienne. Mercredi, à 19 h 45, elle a reçu un courriel de l’ambassade du Canada à Guatemala dans lequel on signalait qu’un bus pourrait les mener jusqu’à la frontière avec le Mexique. Un message accompagné de cette mise en garde : « Voyager par voie terrestre à la frontière […] comporte ses propres risques, et si vous choisissez de le faire, l’ambassade du Canada au Guatemala et l’ambassade du Canada au Mexique auront une capacité limitée de vous aider. »

Le couple n’a pas voulu courir le risque – de toute manière, l’autocar n’est jamais parti. Résultat : ils sont confinés dans le hameau de San Marcos de Lagunas. « On ne peut plus sortir, le maire l’a décrété. Tout est fermé ici, on ne peut plus sortir, on ne peut pas aller au village le plus proche pour retirer de l’argent. On n’est pas dans un tout-inclus ici », dit à La Presse la jeune femme – qui a par ailleurs été irritée d’entendre François Legault évoquer mercredi la possibilité « qu’une compagnie québécoise, canadienne, nolisait un avion » pour faire venir au pays des travailleurs agricoles guatémaltèques…

Encore « plusieurs semaines »

Le ministre Champagne souligne que le Canada songe à mettre sur pied des ponts aériens vers ces pays pour accélérer le rapatriement de ses ressortissants. « On est en train d’analyser tout cela parce qu’il n’y a rien de simple. Mais on travaille sur des solutions. On est dans les débuts de cette grande opération. Je suis conscient qu’il y a beaucoup de gens à l’étranger qui sont nerveux, qui sont anxieux. Il faut les rassurer », argue-t-il.

L’opération de rapatriement va durer encore « plusieurs semaines », estime le ministre Champagne. « Pour vous donner une idée de l’ampleur de la tâche, au Maroc, il y a entre 1500 et 2000 Canadiens. Mais l’Allemagne compte 30 000 ressortissants. Les gens doivent comprendre les proportions. C’est une opération éminemment complexe. Dans les premiers jours, je trouve quand même que le Canada est en avance sur bien d’autres pays pour s’assurer de trouver des solutions pour les Canadiens », note M. Champagne.

Environ trois millions de Canadiens se trouvent à l’étranger. De ce nombre, 400 000 Canadiens sont enregistrés auprès des services consulaires canadiens. Mais ce ne sont pas tous des gens qui doivent être rapatriés, a tenu à préciser M. Champagne.

Le Canada a exhorté ses ressortissants à rentrer au pays pendant qu’il est encore temps. Mais nombre d’entre eux sont pris au dépourvu, n’arrivant pas à dénicher un vol de retour – et la situation ne risque pas de s’améliorer, les transporteurs clouant leurs aéronefs au sol.

PAS DE BLÂME POUR VOYAGEURS REBELLES

Le premier ministre Justin Trudeau ne veut pas jeter la pierre à ces Canadiens ayant fait fi des avis de santé publique qui se sont envolés vers l’étranger alors que la menace de cette pandémie mondiale de COVID-19 était bien claire – l’État doit-il délier les cordons de sa bourse pour rapatrier ces voyageurs désobéissants ? « Ce qu’on est en train de faire maintenant, c’est d’essayer d’aider tous les Canadiens. On ne va pas porter de jugement sur les gens, on va essayer simplement de les aider. C’est pour ça qu’on est en train de travailler avec les transporteurs aériens », a-t-il offert. Le premier ministre Trudeau s’est entretenu mercredi soir avec les dirigeants des transporteurs WestJet et Air Canada pour échafauder des stratégies. « On a souligné qu’on va travailler ensemble pour essayer de rapatrier d’urgence le plus grand nombre de Canadiens possible », a insisté M. Trudeau. Il n’était pas en mesure, jeudi, de fournir de précisions sur le cas de ces dizaines de Canadiens pris sur un bateau de croisière près de Marseille, en France, sur lequel des cas de la COVID-19 ont été confirmés. 

— Mélanie Marquis, La Presse

FERMETURE IMMINENTE DE LA FRONTIÈRE

Ce n’est maintenant plus qu’une question d’heures avant que la frontière canado-américaine ne soit plus franchissable pour les voyages non essentiels. « On est encore en train de finaliser les détails avec les Américains, mais on s’attend à ce que les mesures prennent effet probablement dans la nuit de vendredi à samedi », a déclaré Justin Trudeau. Selon l’accord intervenu entre Washington et Ottawa, la frontière demeurera scellée pour une période indéterminée, et ce, pendant au moins 30 jours. Les échanges commerciaux ne seront aucunement entravés par cette fermeture, a-t-on assuré tant au nord qu’au sud de la frontière. Celle-ci demeure notamment ouverte aux travailleurs munis de visa, aux travailleurs étrangers temporaires ainsi qu’aux étudiants internationaux. Depuis midi, mercredi, il est interdit à tous les visiteurs étrangers du reste de la planète de pénétrer sur le sol canadien. Les portes demeurent cependant ouvertes aux citoyens et résidents permanents du Canada. 

— Mélanie Marquis, La Presse

CHEMIN ROXHAM : DEMANDEURS D’ASILE ISOLÉS

La vice-première ministre, Chrystia Freeland, a annoncé que tous les demandeurs d’asile qui arrivent au Canada en traversant la frontière avec les États-Unis de façon irrégulière seront désormais placés en isolement, tâche dont s’acquittera le fédéral. « Nous nous sommes entendus [avec les gouvernements provinciaux] pour loger temporairement, à partir de vendredi, tous les demandeurs d’asile, afin de nous assurer qu’ils soient tous isolés pendant 14 jours, comme toute autre personne qui entre au pays devrait le faire », a-t-elle déclaré en conférence de presse au parlement. La situation au chemin Roxham, à Saint-Bernard-de-Lacolle, avait provoqué des inquiétudes après que Radio-Canada eut publié un article relatant que les migrants irréguliers n’avaient pas à s’assujettir à une période d’isolement. C’est le fédéral qui se chargera de la question de l’hébergement, a précisé Mme Freeland. Dans les camps conservateur et bloquiste, on réclame des actions plus fermes de la part du gouvernement dans ce dossier. Les deux formations veulent la fin de ces passages entre les points d’entrée officiels. 

— Mélanie Marquis, La Presse