Il y a eu la peste, le choléra, la grippe espagnole, la grippe de Hong Kong, le SRAS… Depuis des siècles, l’humanité apprend à combattre les épidémies. Le cas de la COVID-19 est-il très différent de ses sombres précurseurs ? Oui et non, répond Patrice Bourdelais, démographe, historien spécialiste des épidémies et directeur d’études émérite à l’École des Hautes Études en sciences sociales à Paris (EHESS).

Q. L’Italie complète en quarantaine, les États-Unis qui se ferment aux vols européens, d’autres pays qui se ferment aux étrangers. A-t-on déjà vu des mesures aussi draconiennes dans l’histoire des épidémies ?

R. Il faut retenir quand même que les Italiens sont à l’origine des dispositifs de quarantaine, des lazarets, cordons sanitaires et autres bulletins de santé. Ce sont des dispositifs qui ont été mis en place à l’époque médiévale au moment de la peste noire, et qui ont été utilisés jusqu’au XIXsiècle. Ça explique peut-être qu’ils soient revenus assez vite à des réflexes de gestion politique des épidémies.

Ensuite, des pays qui se ferment à des épidémies, il y en a toujours eu. Il y avait aussi cette tradition aux États-Unis. Vous vous souvenez peut-être qu’au XIXe siècle pour émigrer aux États-Unis il fallait d’abord s’arrêter à Ellis Island, à New York, pour subir des contrôles.

Q. L’OMS a déclaré mercredi que le coronavirus était une pandémie. Jusqu’où faut-il remonter pour trouver la dernière grande épidémie mondiale ?

R. Parmi les grandes épidémies, vous avez eu la grippe asiatique, qui date de 1956 à 1958, et qui a fait un nombre de morts très important (2 millions, selon l’OMS). La grippe espagnole (1918-1919) a aussi fait beaucoup de ravages avec une fourchette entre 40 et 50 millions de morts, ce qui est considérable, dans un monde qui était beaucoup plus inoccupé que le nôtre.

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En 1918, des victimes de l’influenza ont été traitées dans un hôpital de Fort Riley, au Kansas.

Q. Y a-t-il des parallèles à faire entre ces épidémies du passé et la réaction actuelle à la vague de coronavirus ?

R. Oui, dans la mesure où les pouvoirs en place ont toujours deux couples infernaux à gérer. Il y a d’abord à savoir jusqu’à quel point on va favoriser la sécurité sanitaire au détriment des libertés individuelles. L’autre couple en tension, c’est sécurité sanitaire et vie économique et sociale.

Q. Le monde a changé, tout de même. Nous sommes en 2020. Jusqu’à quel point peut-on comparer ?

R. Il y a trois choses, en effet, qui changent radicalement par rapport aux épidémies du passé.

C’est d’une part l’envol du transport aérien. Entre 2006 et 2018, le nombre de passagers en avion a doublé. On est à 4,2 milliards de personnes. C’est énorme. Il y a du volume et de la rapidité.

La deuxième, c’est quand même la rapidité à laquelle la science aujourd’hui est capable d’identifier le virus, de trouver son génome, de le décortiquer, donc de savoir assez vite, ensuite, comment on peut trouver un vaccin et quels sont les médicaments qui peuvent freiner la multiplication du virus dans l’organisme d’ici la fin de l’épidémie.

Le dernier point, ce sont les médias dits d’information continue et les réseaux sociaux. Vous avez une circulation de « fake news » d’un côté, et de l’autre, une information répétitive d’images et d’actualités immédiates. Et là, au fond, on peut s’interroger sur la façon dont la Chine a mis en scène sa lutte contre l’épidémie.

Q. Que voulez-vous dire ?

R. D’une certaine façon, la Chine, par sa réaction, a construit la gravité de cette épidémie. Si la Chine n’avait pas décidé de montrer au monde entier qu’elle était capable d’avoir une politique forte sur le plan sanitaire et de faire une démonstration technologique, on aurait sûrement eu quelque chose de plus anodin, qui aurait été traité comme une grippe saisonnière. Il ne faut pas oublier que la létalité est assez faible, entre 1,5 et 5 %.

Q. Les Bourses plongent, on parle de récession… Est-ce que les épidémies du passé ont aussi eu un impact sur l’activité économique ?

R. Il y a toujours un effet conjoncturel fort. Si cette épidémie dure deux mois, ça redécollera avant l’été, on n’en parlera plus. En revanche, on a de grandes mutations qui se sont produites sur des périodes plus longues, et ces mutations étaient liées à la répétition des maladies. C’est-à-dire que si, tous les cinq, six ans, on a un coronavirus qui sort de Chine et qui crée une pandémie, on aura forcément un réajustement des circuits internationaux de commerce. C’est-à-dire que les grandes marques éviteront de dépendre entièrement de la Chine pour la production et les approvisionnements. L’exemple historique que tout le monde a en tête est celui de l’époque médiévale : il est probable que la répétition des contagions par la peste dans le bassin méditerranéen a eu pour effet d’ouvrir des possibilités au développement des villes hanséatiques du nord de l’Europe.

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En 1957, en Suède, des patients atteints de la grippe asiatique ont été soignés dans un stade. 

Q. Il y a eu la peste, le choléra, la grippe espagnole, la grippe asiatique… Quelles traces ont laissées les grandes épidémies et leurs hécatombes sur les sociétés occidentales ?

R. Les épidémies du passé ont contribué à définir notre système sanitaire d’aujourd’hui. Doublement : en se protégeant des personnes qui proviennent des régions contaminées par des cordons sanitaires, le mouvement hygiéniste se constitue, réfléchit aux mesures qui permettraient d’éloigner les dangers. Vaccination, maillage, salubrité, égouts, filtration de l’eau, destruction des taudis et urbanisme… Elles ont aussi rendu indispensable la recherche biologique et médicale, favorisé la naissance de l’industrie pharmaceutique.

Sur le plan des comportements, il s’est créé une distance minimale à l’autre qui est supérieure dans nos sociétés occidentales à ce qu’elle est dans d’autres : une certaine distance entre les corps s’instaure. Les femmes y acquièrent aussi ce rôle, ancré très profondément aujourd’hui, de soignantes.

Les épidémies ont enfin conduit à la désignation de boucs émissaires : Juifs au cours de la peste noire, étrangers. Mais on a aussi parfois vu des violences contre les médecins et les représentants des autorités politiques, en particulier au XIXsiècle.

Q. Beaucoup, enfin, évoquent la fin probable de la COVID-19 d’ici l’été. Comment se termine une épidémie ?

R. Ça se termine au moment où le virus ne trouve pas suffisamment d’hôtes pour se reproduire. Imaginez une course de relais où, à un certain moment, le témoin tombe à terre. À partir du moment où vous avez un nombre suffisant de personnes qui sont isolées ou bien qui ont déjà eu la maladie et qui ont des anticorps, le virus n’a plus suffisamment d’hôtes. Donc on peut toujours en voir la fin…