Non, Justin Trudeau n’est pas à blâmer pour avoir brandi la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin au « convoi de la liberté ». Mais l’ensemble de la classe politique, des corps policiers et de la société en général ressort avec un œil au beurre noir de cet épisode sombre de l’histoire canadienne.

Un triste exemple de « l’échec du fédéralisme », écrit le juge Paul Rouleau, dans son rapport déposé vendredi. L’image n’est pas trop forte.

Le fédéralisme doit permettre au Canada de s’épanouir en équilibrant la préservation de l’unité nationale avec le respect de la diversité régionale. Mais pour que ça marche, il faut que chacun y mette du sien. Avec le « convoi de la liberté », on a eu droit à l’inverse.

Dans son bilan de quelque 2300 pages, un travail exemplaire produit en un temps record, le juge Rouleau révèle les engrenages détraqués d’une mécanique où tout allait de mal en pis, faute de collaboration.

Dès le départ, le Service de police d’Ottawa (SPO) a fait fi des renseignements fournis par la Police provinciale de l’Ontario (PPO) et le Service de protection parlementaire qui l’avertissaient d’une occupation prolongée de la capitale par des centaines de véhicules.

L’Association des hôtels d’Ottawa-Gatineau l’avait aussi prévenu que des participants au convoi voulaient réserver des chambres pour 30 à 90 jours.

Qu’a fait le Service de police ? Au lieu de faire un plan d’urgence, le responsable des interventions a dit qu’il priait pour qu’il « fasse très froid » et que les manifestants partent au plus vite. Autrement dit, « il espérait le meilleur, sans prévoir le pire », résume le juge Rouleau.

Le pire est arrivé.

Sur le terrain, les équipes du SPO ne s’entendaient pas entre elles. Par exemple, des policiers ont mené une opération qui contrecarrait l’entente que l’équipe de liaison policière avait négociée pour le retrait de bidons d’essence, minant ainsi son lien de confiance avec les manifestants. Personne ne semblait comprendre le rôle fort utile que cette équipe pouvait jouer pour désamorcer la situation. Une leçon à retenir.

Le SPO, le maire d’Ottawa et la Commission des services policiers d’Ottawa n’étaient pas non plus sur la même longueur d’onde. Quand la situation a tourné au vinaigre, la Commission aurait dû agir. C’était son rôle. Mais elle a baissé les bras devant les rebuffades du chef de police Peter Sloly.

C’est bien dommage, car l’intervention pour débloquer le pont Ambassador, à Windsor, a prouvé qu’en arrimant les efforts de tous, on pouvait obtenir des résultats rapides. À Québec, le message clair envoyé par tous les politiciens a aussi permis d’éviter que s’incrustent les camionneurs.

Mais en Ontario, le gouvernement de Doug Ford a préféré laisser pourrir la situation. Il était trop heureux de laisser l’odieux retomber sur Justin Trudeau qui avait des pouvoirs limités pour intervenir, même si les manifestants étaient aux portes du parlement.

La province, elle, avait le pouvoir et le devoir d’agir. Mais Doug Ford ne voulait pas s’aliéner ses partisans de droite à la veille des élections. Son attitude a été honteuse. Et lâche, car il a refusé de témoigner devant la commission Rouleau.

Justin Trudeau n’est pas sans reproche pour autant. Lui aussi trouvait un peu son compte en voyant les conservateurs s’entredéchirer à cause du convoi, ce qui a d’ailleurs mené à l’éjection du chef Erin O’Toole.

Le premier ministre a galvanisé les manifestants en les décrivant comme une « petite minorité marginale » qui ne représente pas « les opinions des Canadiens », ce dont il s’est à moitié excusé vendredi.

En réalité, certains camionneurs qui perdaient leur gagne-pain à cause de l’obligation vaccinale à la frontière souhaitaient manifester contre les règles sanitaires, ce qui était légitime. Il ne faut jamais oublier que la liberté d’expression est une de nos plus précieuses valeurs.

Mais il est vrai que d’autres participants n’étaient pas des enfants de chœur. Ils voulaient carrément renverser le gouvernement, parlaient d’un « procès Nuremberg 2.0 », lançaient des menaces de mort. Il est déplorable que le nouveau chef du Parti conservateur Pierre Poilievre ait appuyé le convoi, malgré la situation volatile et dangereuse.

Au final, il est clair que si tout le monde avait fait son boulot comme il faut, on n’aurait jamais eu à sortir la massue de la Loi sur les mesures d’urgence. Il est clair qu’à l’avenir, on a besoin de plus d’unité chez les corps policiers, comme le soulignent plusieurs recommandations du rapport Rouleau.

Collectivement, on gagnerait aussi à mieux se parler, au lieu d’entretenir des positions à couteaux tirés – alimentées par la mésinformation des médias sociaux et traditionnels, souligne le juge – qui risquent de déboucher sur d’autres manifestations dans le futur.

On est 39 millions, faut se parler.