La course à la direction la plus importante d’un parti fédéral depuis des décennies vient de prendre un tournant inattendu.

Oui, on parle bien de la course à la direction du Parti conservateur du Canada. Celle opposant Pierre Poilievre, Jean Charest et – jusqu’à son exclusion la semaine dernière – Patrick Brown.

On prête moins attention à la politique fédérale au Québec. Encore moins aux conservateurs fédéraux, qui n’ont jamais eu plus de 12 députés au Québec depuis les élections de 1988 sous Brian Mulroney.

Mais on a tort de se désintéresser de ce qui se passe actuellement chez les conservateurs fédéraux.

Parce que ça finira tôt ou tard par nous affecter concrètement, les conservateurs et les libéraux s’échangeant le pouvoir à Ottawa depuis les années 1940.

Et parce que plus la course avance, plus un scénario qui n’est guère rassurant pour la santé de notre démocratie semble vouloir se concrétiser : Pierre Poilievre, un populiste qui courtise l’aile radicale du parti et les opposants aux mesures sanitaires, pourrait devenir le prochain chef des conservateurs.

Pierre Poilievre était déjà perçu comme le meneur de cette course avant que Patrick Brown n’en soit exclu mardi par le parti en raison d’allégations de financement électoral illégal.

Devant une situation aussi grave que rarissime (on ne se souvient pas de situations du genre dans l’histoire politique moderne canadienne), on ne serait attendu à ce qu’un parti aspirant à diriger le Canada soit ultra-transparent. Qu’il explique clairement au public et à ses membres ce qu’on reproche exactement à Patrick Brown pour prendre une décision aussi draconienne.

Le comité organisateur de la course a plutôt fait le contraire : il a parlé en termes généraux de « sérieuses allégations d’actes répréhensibles […] qui semblent violer […] la Loi électorale ». Les médias ont fouillé et ont appris qu’une organisatrice du camp Brown allègue avoir été engagée par une entreprise pour faire du travail pour la campagne du candidat. Si c’est le cas, ce serait illégal, car une entreprise ne peut pas contribuer à une campagne électorale au Canada. La campagne de Patrick Brown rejette ces allégations.

On ne sait pas ce qui s’est passé au sein de la campagne de Patrick Brown. Nous ne prenons pas ici la défense de Patrick Brown.

Un parti a le droit d’exclure un candidat pour un motif grave. Le non-respect des lois électorales peut constituer une faute grave, selon la nature des faits en question. Il faut toutefois que les preuves soient solides, qu’on ait donné une véritable occasion au candidat de s’expliquer, que le processus décisionnel soit exemplaire. Et, enfin, qu’on explique au public précisément pourquoi le candidat a été exclu !

On n’a pas les informations pour juger si le parti a pris la bonne décision. Mais sur les explications publiques, le Parti conservateur a complètement échappé le ballon. C’en est gênant.

Le parti prétend ne pas pouvoir donner d’explications détaillées en raison de la Loi électorale du Canada, pour ne pas nuire à une enquête d’Élections Canada (à qui le dossier a été transmis). Or, rien dans la Loi électorale n’empêche le parti de donner plus de détails sur la teneur des allégations. Les dirigeants du parti expliquent aussi vouloir minimiser les risques de poursuites. On a des nouvelles pour eux : ce dossier-là va se retrouver devant les tribunaux de toute façon.

Quand on prend une décision aussi lourde de conséquences, on s’assume et on en communique clairement les motifs. D’autant que l’exclusion de Patrick Brown change la dynamique de la course, qui se décidera au vote préférentiel.

Cette course oppose des candidats avec deux visions très différentes de la politique.

D’un côté, il y a Pierre Poilievre, un libertarien sur le plan économique qui applique la recette du trumpisme et du Tea Party au Canada, qui attaque nos institutions, qui veut congédier le gouverneur de la Banque du Canada, qui est opposé aux mesures sanitaires, qui a appuyé le « convoi de la liberté » à Ottawa l’hiver dernier, qui confond la notion de « liberté » avec celle d’individualisme en temps de crise et qui flirtait à l’automne 2020 avec des théories conspirationnistes économiques liées au Forum économique mondial.

De l’autre côté, on retrouve Jean Charest et Patrick Brown, deux conservateurs classiques qu’on ne risque pas de confondre avec Maxime Bernier.

Avec le vote préférentiel, si Pierre Poilievre n’est pas élu au premier tour avec 50 % des votes, il peut théoriquement perdre lors des tours suivants si les partisans de Patrick Brown appuient massivement Jean Charest, ou vice versa ; 675 000 membres pourront choisir le prochain chef conservateur.

Si M. Brown reste exclu de la course, une partie des 150 000 nouveaux membres qu’il a recrutés pourrait bien ne pas aller voter. Ça réduit encore plus le chemin de la victoire (déjà étroit) pour Jean Charest dans son duel difficile contre Pierre Poilievre.

Il y a plusieurs années, on pensait qu’un populiste comme Donald Trump ou Boris Johnson ne pourrait jamais se faire élire au Canada. Ça fait mal de le constater, mais c’est désormais possible à la tête du Parti conservateur.

La société canadienne est de plus en plus divisée. Pierre Poilievre se nourrit de cette division. Il la cultive. Il incarne cette politique hyperpartisane dans ce qu’elle a de pire.

Oui, d’autres chefs conservateurs comme Erin O’Toole ont adopté un discours pour plaire à l’aile radicale lors de la course à la direction, pour ensuite se recentrer. Mais ils ne sont jamais allés aussi loin que Pierre Poilievre.

Brian Mulroney disait récemment ne pas se reconnaître dans la version actuelle du Parti conservateur du Canada. En cas de victoire de Pierre Poilievre, l’ancien premier ministre s’y reconnaîtra encore moins – si c’est possible.