Vous avez entendu parler de la réforme du prix des médicaments brevetés au Canada ?

Si vous avez répondu non, c’est normal. Personne n’a intérêt à ce que vous soyez au courant de ce dossier. Parce qu’il est gênant. Choquant, même.

On sait que les Canadiens paient leurs médicaments plus cher qu’à peu près partout ailleurs dans le monde.

Parmi les 31 pays de l’OCDE, seuls les Américains, les Suisses et les Allemands paient plus cher que nous.

Ottawa en a pris acte. Il y a cinq ans, le gouvernement a lancé une réforme. Le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, un organisme fédéral qui fixe des prix plafonds au pays, a décidé de changer sa méthode de calcul. En gros, au lieu de déterminer nos prix en nous comparant à un panier de sept pays comprenant les plus gros payeurs, on a choisi une base de comparaison plus large, qui reflète mieux le marché mondial.

La réforme devait entrer en vigueur le 1er juillet 2020. Mais un peu avant cette date, Ottawa a annoncé que son application était reportée de six mois. Raison officielle : en pleine pandémie, on voulait « minimiser le fardeau administratif » des entreprises pharmaceutiques.

Fort bien.

Sauf que six mois plus tard, on a encore repoussé la réforme. Cette date venue ? Nouveau report de six mois. Puis, le 23 décembre dernier, à deux jours de Noël, Santé Canada a discrètement annoncé que la réforme était… de nouveau reportée de six mois.

On parle de quatre reports consécutifs, qui retardent de deux ans les fameuses baisses de prix. Des baisses qui sont nécessaires pour « protéger les consommateurs canadiens des prix excessifs des médicaments brevetés », selon les mots mêmes de Santé Canada dans son communiqué du 23 décembre dernier.

Que se passe-t-il ? Officiellement, on dit encore vouloir donner du « temps » aux « intervenants ». En réalité, personne n’est dupe. Alors que les pays se battent entre eux pour obtenir des vaccins et des antiviraux contre la COVID-19, le gouvernement fédéral n’a tout simplement pas le courage de se mettre à dos les entreprises pharmaceutiques.

Qui l’en blâmera ? Depuis que cette réforme se discute, le lobby pharmaceutique envoie toujours le même message : si vous allez de l’avant avec cette réforme, l’accès aux médicaments pour les Canadiens en souffrira.

Il y a un mot pour ça : le chantage. Et, malheureusement, ça fonctionne.

Aujourd’hui, dans un renversement de situation sidérant, de nombreux groupes de patients canadiens s’opposent à la réforme fédérale. Eux aussi craignent d’être privés de médicaments. Vous avez bien lu : des gens malades militent activement pour que les prix des médicaments restent élevés.

Le médecin et professeur à l’Université de Toronto Joel Lexchin a montré récemment que ces groupes sont largement financés par l’industrie pharmaceutique dans une troublante opacité⁠1. L’idée n’est pas de les blâmer : ces gens trouvent l’argent où ils le peuvent. Mais cela illustre à quel point les choses peuvent être tordues dans le merveilleux monde de l’industrie pharmaceutique. À quel point, aussi, les entreprises ont réussi à mettre tout le monde dans leur petite poche d’en arrière.

L’affaire serait moins frustrante si on tirait une contrepartie des prix élevés. Aux États-Unis, en Suisse et en Allemagne, la facture est salée à la pharmacie. Mais les entreprises pharmaceutiques ont installé des usines dans ces pays et en ont fait des plaques tournantes mondiales qui exportent chaque année pour des milliards de dollars de médicaments. Quand la pandémie a frappé, ces nations n’ont pas craint pour leur approvisionnement pharmaceutique.

Chez nous ? C’est différent. À la fin des années 1980, en échange de règles favorables sur les brevets, les entreprises pharmaceutiques innovatrices ont promis d’investir 10 % de leurs revenus en recherche et développement au Canada. Mais elles ne respectent plus leur part du contrat et cette proportion n’est plus que de 3,9 %. On a d’ailleurs réalisé notre extrême dépendance envers les marchés mondiaux quand la COVID-19 a déferlé.

Bref, les Canadiens ont la désagréable impression de se faire avoir de tous les côtés. Que faire ? La réponse n’est pas simple. Il est évident que le Canada n’a pas le gros bout du bâton dans ces négociations.

La première chose est de prendre conscience de ce qui se passe et de s’en indigner. Les médicaments ne sont ni des clous ni des souliers. Alors que nos budgets de santé explosent, il n’est pas normal qu’on doive plier ainsi devant les intérêts commerciaux des entreprises et vivre dans la crainte de manquer de produits pour soigner nos malades.

Certains observateurs proposent des règles internationales pour que les pays puissent, ensemble, mieux tenir tête aux intérêts commerciaux de Big Pharma. C’est certainement nécessaire.

La pandémie nous a forcés à courber l’échine comme jamais devant les entreprises pharmaceutiques. Mais elle peut aussi être l’électrochoc qui nous fait réaliser la nécessité de changer les choses. Si le fédéral juge les prix des médicaments brevetés « excessifs » pour les Canadiens, il a le devoir de s’engager à les faire baisser.

1. Lisez « Donations Made and Received : A Study of Disclosure Practices of Pharmaceutical Companies and Patient Groups in Canada » (en anglais)