Alors qu’on marque, ce week-end, les 10 ans de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral du Canada (PLQ), beaucoup se demandent s’il voudra solliciter un quatrième mandat comme premier ministre. La question est importante parce qu’historiquement, les chefs libéraux n’ont pas toujours su quand partir.

En fait, plusieurs auront fait ce qu’on peut appeler le « mandat de trop ». Un chef s’accroche au pouvoir un peu trop longtemps et détruit en même temps les chances d’un aspirant populaire qui attend son tour.

Appelons cela le syndrome du prince Charles. L’héritier présomptif attend tellement longtemps avant de monter sur le trône qu’il vieillit mal et ne peut plus guère incarner le renouveau quand son tour arrive. Souvent, il conduira son parti à la défaite.

Ainsi, Pierre Trudeau avait un successeur tout désigné en la personne de John Turner, son ancien ministre de la Justice et des Finances, que bien des militants libéraux voyaient toujours dans leur soupe, même s’il avait quitté la politique.

Après la défaite de 1979, Trudeau père avait démissionné, mais avait été plébiscité par son caucus quand le gouvernement Clark avait été défait sur son premier budget, et Trudeau sera réélu en 1980 pour un quatrième mandat. Le mandat de trop...

Quand Pierre Trudeau démissionne, le 29 février 1984, la course au leadership est déclenchée et John Turner réussit son retour en politique en battant Jean Chrétien lors d’un congrès à la direction fortement contesté.

Mais Turner est rouillé après près d’une décennie dans un grand cabinet d’avocats de Bay Street à Toronto. Surtout, il a manqué quelques changements dans le monde politique. Entre autres, il provoquera la controverse en donnant des tapes aux fesses d’une candidate et de la présidente du parti.

Turner quittera la direction du Parti libéral après deux défaites électorales et une course au leadership aura lieu en 1990.

Même s’il a quitté la politique cinq ans plus tôt, Jean Chrétien sera candidat. Mais il n’est plus exactement la figure du renouveau, lui qui avait été nommé ministre pour la première fois par Lester Pearson trois décennies plus tôt. Ses adversaires l’appellent « Yesterday’s man ».

Chrétien battra assez facilement son principal adversaire, Paul Martin, mais la course entre les deux hommes divisera profondément le Parti libéral, en particulier au Québec, pendant plus d’une décennie.

Certains ont même prétendu que Jean Chrétien avait décidé de solliciter un troisième mandat comme premier ministre essentiellement parce que les partisans de Martin essayaient un peu trop fort de le pousser vers la sortie.

Chrétien démissionnera finalement en 2003 et Martin sera littéralement plébiscité à la tête du Parti libéral. Mais à peine arrivé, il recevra le rapport de la vérificatrice générale sur ce qui est déjà connu comme le scandale des commandites. Paul Martin ne se remettra jamais de cet héritage toxique qu’il a reçu de son prédécesseur.

Ce scandale – auquel Martin n’était pas mêlé – va miner son mandat malgré la réélection du gouvernement libéral, mais minoritaire cette fois, en juin 2004. Il perdra un vote de confiance aux Communes à la fin de 2005 et sera défait par Stephen Harper aux élections de janvier 2006.

L’image du Parti libéral en restera ternie pendant des années, et ni Michael Ignatieff ni Stéphane Dion ne seront capables de battre les conservateurs de Stephen Harper.

Mais, on le voit, beaucoup des ennuis du PLC depuis plusieurs années auront découlé de chefs qui n’ont pas su tirer leur révérence au bon moment. Ceux qui ont fait le mandat de trop...

Après 10 ans à la tête des libéraux, Justin Trudeau n’a pas à rougir de son bilan. Il faut rappeler qu’il est devenu chef d’un parti qui était le troisième groupe parlementaire aux Communes avec à peine 35 députés.

Il a vite compris que la division de plus en plus grande de la politique canadienne exigeait qu’il fasse effectuer un virage à gauche au Parti libéral dont le meilleur exemple a été l’abandon du déficit zéro qui était devenu un véritable dogme dans les années Chrétien et Martin.

Mais après huit ans au pouvoir, la fatigue commence, comme c’est souvent le cas, à s’installer dans l’électorat. Et la question de l’ingérence chinoise dans la vie politique canadienne – y compris, même si ce n’est pas du tout le même problème, le fouillis à la Fondation Trudeau – donne de plus en plus l’impression que le gouvernement a quelque chose à cacher. Et il devient de plus en plus inévitable qu’il y ait une enquête publique sur cette question.

Tout cela pourrait faire réfléchir M. Trudeau, même s’il ne donne actuellement aucune indication qu’il pourrait décider que son troisième mandat sera son dernier.

Chose certaine, bien des ministres de talent qui pourraient être intéressés par sa succession ne voudront pas jouer longtemps le rôle du prince Charles si M. Trudeau devait décider de faire un mandat de plus, qui pourrait bien devenir le mandat de trop.