L’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Le printemps s’installe. Les sucres sont commencés depuis une semaine dans le sud de la province. La lumière est belle et la neige qui pourrait encore advenir ne fait plus peur. On se permet d’ouvrir une fenêtre de temps en temps pour respirer l’extérieur et cette magnifique odeur d’ozone qui parfume les draps qui sèchent sur la corde.

L’expression « casser du sucre sur le dos de quelqu’un » veut à peu près dire ceci : dire du mal de quelqu’un dans son dos. Ça vient d’un passé où la réserve de sucre était empilée et cristallisait ; pour en avoir, donc, il fallait en briser des morceaux. Et doublé de cette autre expression : se sucrer de quelqu’un, se moquer de quelqu’un.

Il fait clair plus tôt et plus tard. Ici et là, des bouts de sol émergent du plancher blanc de l’hiver. L’eau de fonte ruisselle, et fait déborder les fossés. Les corneilles ont quitté leur ravage d’hiver et reviennent crier – beaucoup trop tôt et trop près de mon lit – aux premières lueurs. Un premier raton, sorti de son sommeil, mort sur l’autoroute. Plusieurs échardes sur les mains à cause du bois et du travail de terre pour rediriger l’eau qui cherche et trouve toujours son chemin. Je débloque des fossés et creuse des rigoles au pic et à la pelle, en brisant la gelée.

Le temps de retrouver mon souffle, entre les efforts, émergent des pensées : une Chine agressive et insolente dans l’actualité. Quand même drôle que l’on s’étonne de l’ingérence dans nos élections alors que ça fait des décennies qu’elle est partout et qu’on se vante de faire des affaires avec elle. On dirait la reprise d’un mauvais film où les bons et les méchants se battent pour l’éternité, mais ici, ce n’est plus de la fiction.

Et cette histoire d’incompétence (il n’y a pas d’autres mots) avec la SAAQ, qui tente de ressembler à la mobilité montréalaise avec ses longues files… c’est-à-dire déficiente (perso, je crois que c’est un complot et une cyberattaque des militants « antichars », hé… hé…). Ou encore cette étrange ambiance la semaine dernière, à la suite d’un discours du secrétaire général de l’ONU sur le recul des droits des femmes dans le monde. Il a dit que dans trois siècles, ça pourrait aller mieux (peut-être).

Comme si le droit de vote et celui à l’avortement ou l’idée d’une sorte d’illusion de parité ici et là et quelques années de hashtag avaient sonné le glas d’une certaine évolution. On avance, on recule. On recule beaucoup, mettons. Tel un pendule. Ce ne sont pas les occasions qui manquent pour casser du sucre sur le dos de la race humaine et sa nature préhistorique. Et cette dernière est franchement décourageante.

Il y a des centaines, voire des milliers d’objets autour de chacun de nous qui viennent de la Chine et y sont fabriqués, comme TikTok. Et aussi des femmes battantes et heureuses d’exister enfin un peu mieux ; de revendiquer, de créer, de dire, de crier… Puis comme un embâcle qui cède, d’un seul coup l’état souhaité semble éternellement voué à l’échec. Quelques avancées comme une goutte dans l’océan. Ce constat de M. Gutteres m’a scié.

Et encore. Dans une ère de communication volontaire et merveilleuse, une multinationale de réseaux sociaux envisage de couper les liens aux actualités et à certains médias. Et on continue d’adhérer à ce contrat, bêtes et heureux. Y a-t-il un équilibre cosmique qui m’échappe ? Souffre-t-on d’un déficit de réalité ? Je sais qu’il existe une immense fracture entre le quotidien et les idéaux que l’on souhaite. Comment fait-on pour entretenir et maintenir en place le fantasme que tout ira mieux ? Les beaux rêves entrent en soi par nos fissures, comme l’eau qui trouve toujours son chemin sans égards aux conséquences, mais rêve-t-on mal d’avenir ? Une terre mal drainée ne vaut pas cher.

J’arrive, à coups de bras et de pépine, à tracer des fossés. Il y a certaines heures décourageantes et bouetteuses ; c’est sur soi que l’on doit prendre la suite et la charge d’une sorte d’avenir. Ou rêver un peu plus justement et faire dévier la déception.

Toujours est-il que ça coule dans l’érablière, je parle des arbres ici. Il se fait du sirop. Parfois certains rythmes naturels compensent les affaires croches. On a mille raisons de se décourager et autant pour continuer. À défaut de casser du sucre, je vais en faire, pour noyer mes œufs dans le sirop, prendre des forces et continuer de piocher.