L’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

En février 2022, j’ai déboisé une série d’arbres en bordure d’un chemin. Majoritairement des tilleuls. Plusieurs avaient le centre creux, donc étaient instables et en fin de vie. Le printemps dernier, une grosse « van » est venue chercher les billots, pour en faire du papier.

Trois acres l’hiver dernier, et trois encore en ce moment. Cette partie de la forêt avait été abîmée par le verglas de 1998. Je cite l’ingénieur forestier :

« Il ne se passera rien ici pendant 100 ans », avait-il dit en pointant les arbres courbés et endommagés. Au sol, rien non plus.

Alors j’ai commencé à couper, pour le bois de chauffage, et celui de la cabane à sucre. Comme loisir et pour garder un peu la forme.

Plusieurs sujets durent dans l’actualité : comme la dame nommée par Ottawa pour corriger les racistes d’ici, ou la firme-conseil qui fait le travail de gens élus et déjà payés pour le faire, ou l’anniversaire (vraiment ?) de la guerre en Ukraine... Et puis cette tragédie dans une garderie.

Parfois, avec le monde à l’envers, les mots ne sont plus utiles. Permettez qu’aujourd’hui on fasse une pause pour raconter autre chose.

La « van » pleine de bois en billes de huit pieds au ras bord a rapporté 2600 $. « Y font du papier journal avec ça », le chauffeur a dit. Une fois les déductions appliquées (le transport, le carburant du camion, le chargement, le déchargement, la paperasse...), il est resté 1400 $. Ça ne couvre pas les frais du forestier avec qui je fais ça ni l’essence de nos scies mécaniques, l’entretien, ou l’équipement... mais ça donne l’impression de servir à quelque chose.

Si c’est pour imprimer des nouvelles et informer le citoyen, ça joint l’utile à l’agréable, on se dit. Mais peut-être que je me trompe sur la bienveillance ; ça arrive vraiment souvent ces temps-ci. Cette fâcheuse tendance à rêver que dans le fond, on est bon et tout ira bien.

Cet hiver donc, je récupère le bois dur (ormes, caryers, cerisier, hêtres) pour chauffer la maison. Les autres (les cèdres – qui sont en réalité des thuyas, il n’y a pas de cèdre dans l’est de l’Amérique –, peupliers faux-trembles, pruches...) s’en vont pour faire du bois de camping, pour faire des feux l’été.

Et les acres déboisés sont replantés. Jusqu’à présent, 1560 érables. Pour la suite. Pour ceux qui suivent.

Aux amis et à la famille qui viennent à la cabane le printemps, le seul cadeau d’hôtesse (hé... hé...) souhaité, ce sont des journaux, pour partir les poêles. Le temps d’une parenthèse ici : le poêle est certifié EPA et le foyer de masse émet encore moins de pollution. Qui plus est, la semaine dernière, après un savant calcul, la scie mécanique et la fendeuse ont coûté 55 cents d’essence pour débiter un orme qui a chauffé la maison durant huit jours. Mais on s’éloigne.

Parfois, pour me réchauffer et faire sécher le linge, je pars les poêles à bois de la cabane aussi. Avec les journaux reçus en cadeau, évidemment. Et qui sait, peut-être le papier est-il même fait de mes arbres ? Sait-on jamais combien la vie est si bien organisée et pleine de sens parfois ? Cette semaine, au hasard, un article du Journal de Montréal de 2017 sur le chemin Roxham dans lequel on s’inquiète du nombre croissant de réfugiés qui le franchissent. Et dans un Publisac on annonçait des pièces de poulet à 8,99 $ le kilo (le bon vieux temps !). Ou encore un texte, plus récent, sur la guerre en Ukraine où plusieurs spécialistes y vont de leurs opinions, devenues obsolètes en une fraction de seconde.

On chiale contre l’obsolescence des objets, mais qu’en est-il des idées ? On se surprend à penser qu’il n’y a que l’horoscope qui reste juste depuis l’origine du monde.

Ce que j’adore par-dessus tout, c’est d’aiguiser les scies sur la « tailgate » du pick-up. L’aiguisage, c’est la clé de tout. Chaque jour ou presque. Avec une lime (une queue de rat), chaque dent est limée également. Si c’est cinq coups, c’est cinq coups pour toutes les dents. Il ne faut pas en manquer une, sinon ça coupe croche. Mais surtout, c’est la tête que ça affûte : ça permet d’oublier pendant 15 minutes qu’on est le centre du monde et c’est surtout rempli de promesses ; j’imagine un feu avec des gens autour qui se rassemblent et ça fait momentanément oublier quelques horreurs. Mes mains sentent l’huile et le gaz. Et le printemps va se pointer.