Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’autrice-compositrice-interprète Klô Pelgag.

L’herbe est haute. Le fleuve prête son odeur aux myosotis et aux pissenlits, la marée fluctue selon l’heure des saisons. Nous sommes au début de l’été dans le Bas-Saint-Laurent. Trois générations de filles s’en vont ouvrir une maison qui leur est chère. Une maison de souvenirs avec les traces de ceux qui l’ont habitée. Toujours là, un chapeau d’enfant comme un vestige précieux qui traverse les époques. C’est celui de mon grand-oncle.

Avec son chapeau, il a couru devant la maison des Jésuites, son pistolet en métal à la main. Il a vendu des tartes au bord du chemin de fer avec sa tante, pleuré les genoux en sang sur l’Anse-des-Mercier, marché dans les cadavres de capelans échoués sur la plage et lu Nelligan sur les pages rosées par le coucher du soleil.

Nous lavons les vitres de cette maison comme si nous polissions des diamants. C’est par cette fenêtre que nos ancêtres ont envoyé la main, essuyé leurs larmes, par cette fenêtre qu’ils ont espéré la fin de l’hiver et l’arrivée des myosotis.

Par un carreau, j’aperçois le quai qui, depuis longtemps, a perdu son chemin de fer ; son visage d’autrefois. Je le vois dans le grand cadre près de la porte de ma chambre. Celui qui contient les photos de toutes les versions de notre maison de 1870 à 1985 ; on serait mûrs pour en ajouter une.

Mon grand-oncle Lionel apparaît sur l’une d’elles, il est droit et fier. Il avait dû remiser son chapeau depuis longtemps, sans se douter que la prochaine personne à le porter, ce serait moi. Moi à qui, un jour, il offrira un livre d’Émile Nelligan. Moi qu’il effrayait. Je redoutais le moment où je devrais jouer au « Piton » dans son équipe, sous le regard insistant et nerveux de ma grand-mère, que je devinais prier intérieurement pour que je pogne un « 5 » et qu’ainsi, l’équipe de mon oncle (la mienne) ait des chances de gagner.

À tour de rôle, on m’a rappelé comment brasser le dé. Il y avait sûrement quelque chose qui clochait en moi pour que je n’arrive jamais à faire surgir le bon chiffre, celui qui délivrerait mes pions et me permettrait d’entrer dans la game. J’ai dû prendre une pause pour aller pleurer aux toilettes avant de revenir subir le jeu jusqu’à sa fin. Je ne suis finalement jamais parvenue à obtenir ce 5 tant espéré, mais j’ai su encaisser les soupirs suivant chacune de mes défaites. Je pense à cette histoire en installant les moustiquaires et ça réveille les mouches qui dégèlent comme mes souvenirs. Il y en a partout sur le couvre-lit. J’ai presque cru à un motif sur le tissu.

Avec ma fille, je mange de l’anguille fumée et je respire cet air chargé, lequel, par moments, s’inspire douloureusement. Je pense au jour où mes parents ont récupéré la maison de mon grand-oncle, j’avais l’impression de les voir enfin réaliser un rêve. J’ai vu des gestes lourds de sens ; mon père réparer avec respect, ma mère décorer avec amour. Je pense au soir où nous avons allumé toutes les lumières de la maison avant de sortir dehors pour la contempler. C’est, pour moi, un instant de vie sans blessures. Un rare moment de bonheur partagé avec ma famille.

Ma mère est allée visiter mon père au cimetière, moi, je l’ai visité dans le hurlement d’une bernache. Je le visite souvent dans les lieux où nous avons été ensemble, dans les choses qui, je le sais, ont été importantes pour lui. Que penserait-il de nous aujourd’hui ? Serait-il déçu de voir que les nœuds sont toujours visibles ou serait-il fier de voir que nous passons au travers ?

Je suis sur la plage, devant la maison des Jésuites. Je regarde l’eau obéir au vent, les vagues chercher leur chemin jusqu’à la rive. Elles se fracassent comme mille tombées de rideaux à la seconde, inondant les nids de crustacés. C’est un spectacle, un magnifique désastre. Cette eau froide me fait violence autant que je l’aime. Elle coupe ma respiration, engourdit mon corps, elle est une épreuve que j’attends impatiemment de mai à septembre.

Mais les choses changent. Ça fait deux fois qu’on me menace d’appeler la police après une baignade. Les nouveaux riches qui achètent les chalets au bord du Saint-Laurent auraient-ils peur des filles du fleuve ? Des folles qui hurlent de douleur dans le vent qui emporte leurs cris ? Le fleuve est le seul qui ait un droit acquis. Et la nature est plus forte qu’une pancarte « no parking ». Tôt ou tard, cette petite route de terre sera emportée par la mer et gardera avec elle les rêves arides de ceux qui nous dépossèdent.

J’ai retrouvé une photo dans une vieille boîte de café en métal. La photo est sombre, sous-exposée, c’est un polaroïd d’avant le retour du polaroïd. J’y porte le chapeau de mon grand-oncle Lionel. Son chapeau de scout avec une courroie de cuir et une étoile en fer. J’enregistre mon premier album dans l’église du coin. Je regarde par terre, la tête de profil. Je devais être en train d’essayer très fort d’être heureuse. Y suis-je parvenue ? C’était il y a dix ans. Beaucoup de choses ont changé, mais les gestes demeurent les mêmes au début de l’été. Les mouches dégèlent, les fenêtres sont sales et le tapis de myosotis me ramène toujours jusqu’au pas de cette porte.