Chaque matin à 5 h 45, Gérard Bouchard commence sa routine d’entraînement. Musculation, vélo, étirements. Puis le chercheur, qui a coprésidé la célèbre commission Bouchard-Taylor, marche jusqu’à son bureau de Chicoutimi et se met à l’ouvrage.

Longtemps, il partait, chronomètre en main, courir à l’aube en haut des montagnes de Charlevoix – en particulier l’Acropole des Draveurs. À bientôt 80 ans, le médecin lui a suggéré de se modérer. Il calcule que ce qu’il perd maintenant en heures de mise en forme, il le récupérera en années de travail.

Il y a tant à fouiller, tant à écrire…

« J’ai hâte d’arriver au bureau et je suis ben fâché quand je vois qu’il est déjà 6 h ! Faudrait pas que Lise [sa femme] le sache, mais je travaille aussi en cachette la fin de semaine… Je pense qu’elle s’en est rendu compte », dit le sociologue le plus prolifique du Québec.

Il vient de faire paraître un ouvrage de 396 pages sur l’enseignement de l’histoire nationale, pour lequel il a lu 103 manuels scolaires québécois des deux derniers siècles, en plus de consulter la littérature savante sur le sujet, bien entendu.

Combien a-t-il publié d’ouvrages ? Il a arrêté de compter depuis longtemps. Il pense plutôt aux trois autres livres en préparation. L’un sur la Révolution tranquille des années 1960-1970, sujet sur lequel « beaucoup de niaiseries ont été écrites ». L’autre sur la « Grande Noirceur » qui l’a supposément précédée.

Mais surtout, pour l’automne prochain, ce livre qui promet d’être l’œuvre de sa vie, sur lequel il travaille depuis 50 ans, qui portera un titre dont il est fier : Terre des humbles.

En se basant sur des centaines d’entrevues réalisées depuis les années 1960 avec les derniers témoins de « colonisation » du Saguenay–Lac-Saint-Jean, mais aussi sur les écrits inédits du clergé, il dresse une histoire sociale de la région – qui est aussi celle du Québec à plusieurs égards.

« Lucien m’a dit que je travaille trop fort », dit-il dans un éclat de rire. Son fameux frère, dont il est très près, travaille pourtant encore 50 sinon 60 heures par semaine dans son bureau d’avocats à 84 ans, et n’est pas lui-même réputé pour sa fainéantise.

Le plus beau moment, c’est l’écriture. Dans la première étape, tu lis plein de choses qui ne t’intéressent pas tout le temps. Ensuite, tu cherches une formule. Des gens parlent de talent, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. C’est du travail.

Gérard Bouchard

Le grand thème qui traverse l’œuvre de Gérard Bouchard demeure celui des « mythes nationaux ». Ce qu’il appelle aussi les valeurs.

« C’est une préoccupation personnelle. Je me demande comment naissent les mythes dans une nation. Comment ils s’effritent. Comment une démocratie se met à craquer ? C’est très sournois. »

Il donne l’exemple américain. « Le mythe central de l’imaginaire américain, c’est l’American Dream, qui a marché de façon spectaculaire jusqu’au début des années 1980. Ça disait : si vous venez chez nous et que vous travaillez assez fort, vous allez être récompensé. Quand ça allait mal, personne ne disait : c’est la faute de la société ; les gens disaient : c’est parce que vous n’avez pas travaillé assez fort. »

Petit à petit, le mythe a été mis à mal. Les salaires ont plafonné, les emplois se sont délocalisés, les communautés ont été éprouvées, les inégalités ont augmenté. « Les gens ont commencé à dire que le pays ne remplissait plus sa part du contrat : même en travaillant fort, on n’arrive pas à acheter une maison, envoyer ses enfants à l’université, etc. Les sondages montrent qu’on est parti de 80 % de la population qui adhérait à l’American Dream il y a 60 ans à 20-25 % de gens qui y croient maintenant. »

Terre des humbles

Plus profondément, qu’est-ce qui fait vibrer la fibre sociologique de Gérard Bouchard ?

« Ça vient tout le temps de l’expérience familiale. Le mot traumatisme est peut-être trop fort, mais j’ai ressenti très, très tôt les inégalités sociales. Mon père, qui avait deux jobs, a eu assez d’argent pour acheter une voiture et un jour, il nous a emmenés visiter le quartier des contremaîtres de la Price, le quartier anglais de Jonquière, Kénogami. J’ai vu des jeunes qui n’étaient pas habillés comme nous autres, qui n’allaient pas dans les mêmes écoles, qui avaient des ballons neufs, des terrains de jeu, et qui vivaient dans ce qui nous semblait des châteaux.

« Je suis revenu troublé à la maison et je peux dire que tout mon itinéraire a été marqué par ça. J’ai toujours travaillé pour les plus faibles, les plus pauvres. Lucien, lui, a réagi en se disant qu’il allait se sortir de là, qu’il allait réussir. Moi, je ne l’ai pas traduit en ambition personnelle, mais en carrière de recherche. Comment se fait-il que les gens se rendent malades et meurent trop jeunes dans les quartiers ouvriers ? Pourquoi nos parents sont inquiets toute leur vie ? J’avais pitié de mes parents. C’est pas un sentiment normal, ça.

Un jour, pendant qu’il étudiait le droit à l’Université Laval, Lucien m’avait emmené rencontrer les étudiants qu’il fréquentait. Quand je suis revenu, j’avais compris ce que je ne voulais pas faire ! En sociologie, on se demande pourquoi les sociétés sont mal foutues. Pourquoi il y a des rapports de pouvoir.

Gérard Bouchard

Il revient sur cet ouvrage à paraître, qui est l’envers de l’histoire officielle et édifiante de la colonisation de sa région natale.

« Terre des humbles : le titre dit tout ! Ça ne porte pas sur les riches de Chicoutimi ou les grands personnages. Mais sur ceux qui ont traversé à pied les montagnes de Charlevoix pour venir défricher des terres. Ils arrivaient les pieds gelés, il fallait parfois les amputer. Ils mangeaient des patates, et quand il n’y en avait plus, ils mangeaient les pelures, et après, il n’y avait plus rien et ils mangeaient leur chien. Je ne peux pas me libérer de ça…

« Ils arrivaient sur des terres sauvages même pas arpentées. Il fallait protéger la nourriture des ours. Ils allaient dormir avec leurs animaux pour se réchauffer. Les enfants mouraient en grand nombre, il fallait les enterrer l’hiver derrière leur camp. Et quand venait le temps de leur faire une sépulture, souvent, ils ne les retrouvaient même pas.

« Moi, je veux montrer ça.

« Les filles de 14 ans à qui personne n’avait parlé de menstruations, qui se croyaient malades et qui allaient laver leurs vêtements en cachette. Elles arrivaient au mariage sans rien savoir, apeurées. Certaines se sont fait raconter que l’embryon se nourrissait d’éjaculations, et qu’il fallait absolument continuer à avoir des relations sexuelles pendant toute la grossesse. C’est des femmes de 80 ans qui me racontaient ça en pleurant il y a 60 ans.

« Comment veux-tu aimer le clergé ? Sauf le bas clergé ; je fais une différence. Les sœurs et les frères se faisaient d’ailleurs mépriser par la hiérarchie. »

J’anticipe sur ses publications. Pour l’heure, son nouvel ouvrage est un plaidoyer pour l’enseignement d’une histoire du Québec qui développerait « un lien affectif avec la nation ». Il rejette une histoire « assimilationniste », qui ne serait que le récit de la majorité. Il en a aussi contre une histoire relativiste « qui exclut la construction d’une culture commune et d’une formule d’intégration sous prétexte que toutes les cultures sont égales ».

Il préconise une histoire nationale qui intègre les minorités au récit majoritaire. Comment ? En soulignant un dénominateur commun : les valeurs reconnues dans la Charte québécoise des droits de la personne.

« Dans tout rapport social qui fonctionne, il y a des valeurs pour les soutenir, dit-il entre deux gorgées de thé noir. Que ce soit l’amitié, la famille, les groupes ethniques, la main-d’œuvre d’une grande compagnie.

« Avant la Révolution tranquille, les sources des valeurs étaient la famille, la religion, les médias, le discours politique, la littérature, la chanson… Mais tous ces vecteurs-là se sont affaiblis ou sont carrément disparus. Il reste l’école. »

Avant les années 1960, ou disons avant le rapport Parent, qui a jeté les bases de l’école publique laïque au Québec, le clergé avait assigné à l’histoire nationale une fonction bien précise. On enseignait aux jeunes Canadiens français qu’ils étaient issus d’une race pure, d’un peuple élu avec une mission dans le monde.

« On disait aussi aux habitants qu’ils devaient s’approcher le plus possible de la sainteté, et toutes sortes d’affaires folles comme ça. Depuis une soixantaine d’années, les programmes insistent plutôt sur les valeurs universelles, mais en sombrant dans la platitude chronologique, au point généralement d’évacuer soigneusement le mot “nation”, qui semble presque toxique. »

Pourtant, l’histoire nationale peut s’ouvrir à la mondialisation sans se renier, dit le sociologue.

L’histoire est censée éclairer des évènements du présent. Ça ne se fait pas. On pourrait par exemple aborder la tolérance en parlant de l’interdiction des protestants en Nouvelle-France. Le rapport à l’autochtone pour parler du racisme. La déportation des Acadiens pour parler du colonialisme.

Gérard Bouchard

Un peu comme si l’histoire enseignée avait peur d’évoquer un passé honteux ou glorieux, pour se camper dans une description froide d’évènements successifs.

« Quand je parle des valeurs communes, certains me disent : ce sont les valeurs de l’ONU, ça ne parle pas à notre histoire, ce ne sont que des platitudes universelles. Pourtant, elles sont là partout dans notre passé, il suffit de les excaver. Le mouvement des femmes, la lutte contre le clergé, le syndicalisme, la Rébellion… On a toujours voulu voir notre histoire comme très particulière, n’appartenant qu’à nous, penser qu’on est très différents des autres. On n’est pourtant pas tout seuls à avoir lutté contre le colonialisme. Comme si ça nous enlevait quelque chose, comme si ça banalisait notre histoire en tentant de la comparer avec les autres. Il faut au contraire les comparer. Se demander pourquoi les rébellions ont échoué ici et réussi ailleurs. Le comparatif qui est une veine d’une richesse infinie.

« Dans les manuels, ils ont introduit les comparaisons, mais ridicules. Vous avez 25 pages sur l’histoire du Québec, puis une demi-page sur l’Éthiopie, ou une page sur la Hongrie, qui résume l’a b c de ces pays. Ils auraient pu prendre des exemples des pays d’où viennent la plupart des minorités et les expliquer. Il n’y a rien ! C’est plate à mort ! »

Car le plaidoyer de Gérard Bouchard est aussi pour une histoire qui vibre dans les écoles comme elle vibre en lui.

Pour l’histoire nationale

Pour l’histoire nationale

Boréal

396 pages

Questionnaire sans filtre

  • Le café et moi : Pas de café dans ma tasse. Que du thé noir !
  • Mon dimanche idéal : Travailler plus tranquillement – sans craindre une visite.
  • Des gens, vivants ou morts, que j’aimerais rassembler pour discuter : Gaston Miron, Blaise Cendrars, Guy Rocher, Jean Moulin. Et mon frère Lucien, un homme de ce calibre-là… Non, en fait c’est parce que je sais que ça l’intéresserait et je n’aurais pas besoin de tout lui raconter après.
  • Sur sa table de chevet : Après 23 h, la biographie de Klemens Wenzel von Metternich, un homme politique qui a dirigé l’Autriche dans un contexte difficile. Mais une vieille biographie, pleine d’anecdotes (écrite par Constantin de Grundwald au milieu du XXe siècle), parce que c’est pour le plaisir. J’ai fini celle de Talleyrand (diplomate français, 1754-1838), aussi corrompu que lui, et juste avant, celle d’Adolphe Thiers (président français, 1871-1873).

Qui est Gérard Bouchard ?

  • Né à Jonquière en 1943. Formé en sociologie à l’Université Laval, puis à Paris pour son doctorat. Professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, il a aussi enseigné à Paris et Harvard.
  • Gérard Bouchard s’est d’abord fait connaître à travers le projet BALSAC, banque de données généalogiques informatisée de la population du Québec, qui sert dans des études de génétique des populations partout dans le monde. De ce projet a découlé un vaste projet de recherche sur les maladies génétiques et leur prévention.
  • Ses travaux ont porté notamment sur l’histoire sociale et sur la construction des « mythes nationaux ». Son ouvrage principal est Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde.
  • En 2007, il cosigne avec le philosophe Charles Taylor le célèbre rapport qui porte leur nom sur « les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles ».