À l’occasion, nous vous présentons un échange entre une personnalité publique et un être qui l’impressionne. Cette semaine, le réalisateur, producteur et scénariste Érik Cimon s’entretient avec l’enseignante Francine Labelle.

Je me suis toujours intéressé aux personnes qui naviguent à contre-courant, peut-être parce que j’ai toujours trouvé que le courant principal, le mainstream, va rarement dans le bon sens. Ç’a été le sujet de plusieurs de mes films, que ce soit sous l’angle de la contre-culture, de l’alimentation, ou plus récemment de l’éducation.

Voilà pourquoi j’ai voulu donner la parole à des gens qui proposent un discours à la fois cohérent et courageux, et qui n’ont pas peur de remettre en question l’ordre établi ou la pensée dominante.

C’est exactement le cas de Francine Labelle, que La Presse me donne aujourd’hui l’occasion de vous faire découvrir. Si j’ai choisi de vous parler de Francine, c’est parce que je viens tout juste de terminer un documentaire sur l’éducation, L’école autrement, qui se questionne sur le rôle de l’école et sur la façon d’enseigner. Comme je n’ai pas pu inclure Francine dans mon film faute d’espace, j’en profite aujourd’hui pour vous faire partager sa vision de l’éducation et son discours sur l’importance de l’enseignement de l’art.

Francine a 77 ans et elle enseigne depuis plus de 40 ans. Déjà là, elle vient de gagner mon respect et mon admiration. Pour avoir enseigné une seule session au cégep, je sais le niveau d’engagement, d’énergie et d’humour nécessaires pour tenir son auditoire captif.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Francine Labelle enseigne depuis 40 ans.

Francine a entrepris sa carrière d’enseignante au cégep dans les années 1970. Elle y a enseigné la philo pendant six ans, puis est retournée faire un bac en arts visuels et une maîtrise en enseignement de l’art. Depuis, elle enseigne le dessin et la peinture dans son propre atelier, en dehors des chemins tracés par l’art académique. On pourrait aussi dire que Francine enseigne la créativité.

Je lui ai demandé pourquoi elle juge important d’enseigner l’art, que ce soit aux adultes ou aux enfants. « Pour entrer en contact avec soi, pour découvrir qui on est et développer sa confiance, on a besoin d’une forme d’expression. Une personne à qui on ne donne pas le moyen de s’exprimer est une personne soumise. Les sociétés qui suppriment l’expression gardent leur monde à genoux parce que les personnes doutent d’elles-mêmes. »

Ça commence bien, je sens que notre entretien va être intéressant…

Francine m’a dit qu’à l’époque, on apprenait aux enfants à dessiner dans des cahiers à colorier pour développer leur dextérité fine, pour les préparer à un travail à l’usine sur une chaîne de montage. Il ne fallait surtout pas que ça dépasse de la ligne, parce que sur une chaîne de montage, si tu dépasses, c’est la catastrophe.

Le problème, c’est qu’en 2023, on donne encore aux enfants des cahiers à colorier ! Francine m’a raconté qu’elle a eu une étudiante de 60 ans qui était terrorisée à l’idée de dessiner. Elle lui a demandé si elle avait fait du cahier à colorier quand elle était petite. Comme de fait, elle s’était fait taper sur les doigts parce qu’elle dépassait. Francine lui a dit d’aller se chercher un cahier à colorier et de le remplir en dépassant systématiquement partout.

« La semaine d’après, elle est revenue, elle l’avait fait, et elle avait braillé tout le long ! Mais elle s’était libérée d’un poids énorme et là, elle était prête à peindre et elle a trippé ! Le coloriage dans des cahiers à colorier, c’est le meilleur moyen d’apprendre à se soumettre. On te dit quoi faire et on ne te permet pas de t’exprimer. Le dessin est tracé d’avance. »

Casser le moule

Se donner un moyen d’expression pour apprendre à se connaître, c’est plein de bon sens. C’est pour ça qu’on devrait aller à l’école, non ? Pour s’épanouir, pour prendre confiance en soi, pour découvrir ce qu’on veut faire dans la vie.

Alors pourquoi est-ce que l’art est si peu valorisé à l’école, à moins d’être dans un programme particulier, sélectif et payant ? A-t-on peur que les enfants s’épanouissent ? Qu’ils développent leur intuition ? Veut-on à tout prix les pousser à se conformer pour qu’ils fittent dans le moule en les construisant de l’extérieur plutôt que de l’intérieur ?

Les enfants n’ont jamais été aussi anxieux à l’école, ils sont de plus en plus médicamentés et le camp des décrocheurs grossit par dizaines de milliers chaque année. L’école ne devrait-elle pas être un lieu sécurisant et excitant où l’on découvre le monde, la culture, la connaissance ? J’ai demandé à Francine ce qu’elle en pensait.

« Que notre système d’éducation ne permette pas aux élèves de développer un processus de création, c’est une catastrophe. Les enfants sont malheureux à l’école parce qu’on leur enseigne d’une façon trop rigide, trop contraignante, on ne fait pas appel à leur créativité. Trop de contraintes, ça tue l’imagination. Il faut valoriser le jeu dans le processus d’apprentissage.

« Le plaisir d’apprendre, c’est d’essayer toutes les avenues possibles, c’est la découverte, l’essai et l’erreur. Sinon, c’est excessivement frustrant. Si on dit toujours à l’enfant quoi faire, si on lui impose une façon d’apprendre, un seul chemin à suivre sans aucune exploration, il va perdre intérêt et va décrocher.

« Le processus de créativité n’est pas préréfléchi ou prédéterminé, il s’apparente plus au rêve, mais de façon éveillée. Quand on se couche le soir, on ne se dit pas : je ne sais pas à quoi rêver ce soir, je n’ai pas d’idées ! Ça se fait naturellement. Si on admet ce processus-là, on va se rendre compte que chaque enfant a un monde intérieur incroyable. Picasso disait qu’il a mis toute sa vie à savoir dessiner comme un enfant. »

Le prof est là pour allumer le feu, pour ouvrir de nouvelles portes, pas pour bloquer l’élève avec une restriction. Mais laisser un enfant s’exprimer librement ne veut pas dire qu’il n’y a pas de règles, au contraire. Pour jouer, ça prend des règles et pour devenir bon, il faut s’entraîner. La liberté vient avec une rigueur absolue.

Francine Labelle, enseignante

J’ai demandé à Francine en quoi apprendre le dessin ou la peinture permet à l’élève de se développer.

« Le dessin est le seul exercice qui développe le droit de regard. Si tu fais dessiner une pomme à 10 personnes, tu vas avoir 10 versions différentes de la même pomme. La majorité des gens croit à tort que dessiner, c’est reproduire. Mais en réalité, dessiner, c’est laisser des traces de perception. Pour qu’un dessin soit expressif, il ne doit pas tenter de reproduire la réalité, mais de la percevoir de façon subjective. C’est la subjectivité de l’artiste qui est intéressante. On ne fait pas du copier-coller, il faut tenter des associations nouvelles, il faut oser, ne pas suivre de recettes. Créer, c’est associer, c’est transformer. On a été conditionné à se méfier de ce qu’on ressent et de ce qu’on perçoit. Comme si on ne percevait pas juste. Ça fait l’affaire du pouvoir. Si on regarde tous dans la même direction, on n’est plus dans une démocratie. »

L’imagination et la connaissance

Betty Edwards, la grande pédagogue américaine, disait qu’on devrait apprendre aux enfants dès la première année à dessiner en même temps qu’on leur apprend à écrire, parce que le dessin vient stimuler une partie du cerveau que l’écriture ne stimule pas. Apprendre à peindre ou à dessiner, c’est former son cerveau à trouver des solutions à un problème, autrement. On peut ne pas avoir d’intérêt pour le dessin, c’est tout à fait légitime. Le but n’est pas de former de futurs peintres, mais d’utiliser le dessin pour développer une partie de notre cerveau qui utilise l’intuition et l’imagination plutôt que la logique. C’est le fait de « penser en dehors de la boîte ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le documentariste Érik Cimon en conversation avec Francine Labelle

C’est ce qu’exprimait Einstein quand il disait que l’imagination est plus importante que la connaissance. Dans notre tradition occidentale, cette façon de penser est valorisée dans le sport, dans la poésie, mais pas dans le processus d’apprentissage.

Pour Francine, apprendre à dessiner, c’est apprendre à voir dans toute sa rigueur, ce qui donne une confiance immense dans la certitude que la réponse va apparaître, mais qu’elle sera pratiquement toujours imprévisible. C’est à force de faire des associations surprenantes et non convenues que le cerveau finit par trouver la réponse inattendue à un problème complexe.

Avec tous les défis auxquels nous faisons face en ce moment comme société, je pense qu’il serait judicieux de redonner une place importante à l’art dans le parcours scolaire des jeunes pour qu’ils puissent entraîner leur cerveau à trouver des solutions innovantes et créatives à des problèmes qui, de toute évidence, demandent à ce que l’on réfléchisse autrement.

J’observe Francine, tout sourire et pleine d’énergie, et je me dis que c’est comme ça que j’aimerais être à 77 ans, toujours en train d’expérimenter, de suivre mon intuition, de jouer. Chaque fois que je lui parle, j’ai l’impression que le temps s’est arrêté et que tout est possible. Je me plais à penser qu’elle est la digne héritière de Refus global. Tant dans son propos que dans son œuvre, on ressent ce sauvage besoin de liberté. Mais ce qui m’impressionne le plus chez Francine, c’est qu’elle ait réussi à ne pas sacrifier sa vie à l’art, mais plutôt à faire de sa vie une œuvre d’art.

Regardez le film L’école autrement, d’Érik Cimon

Qui est Francine Labelle ?

  • Née en 1946 à Noranda
  • Études en philosophie à Strasbourg, baccalauréat et maîtrise en arts visuels à l’Université Concordia
  • Enseigne le dessin et la peinture à l’Atelier Labelle Durand avec son conjoint, le peintre Yves Durand.

Qui est Érik Cimon ?

  • Né en 1966 à Québec
  • Baccalauréat en production cinématographique à l’Université Concordia, diplômé du Canadian Film Center à Toronto
  • Réalisateur et scénariste de plusieurs films et séries documentaires dont L’école autrement, Montréal New Wave, La face cachée de la viande, Hors série, Les citadins du rebut global