Le philosophe montréalais Daniel Weinstock discute de son retour dans le débat public québécois avec notre chroniqueuse Isabelle Hachey.

Ça ne s’appelait pas encore « l’affaire Weinstock », mais tous les ingrédients étaient en place pour que ça le devienne très rapidement. Le 20 février 2020, en sortant d’une réunion matinale, le philosophe a vu son monde s’écrouler. Un chroniqueur le traînait dans la boue, sans aucune raison. Le gouvernement le répudiait, sans plus de vérification. C’était parfaitement surréaliste. Absolument absurde.

Daniel Weinstock a passé la matinée au bout du fil, à tenter de s’extirper de ce cauchemar éveillé. Il n’a pas eu le temps de préparer le cours d’éthique qu’il donnait à 13 h 30 à l’Université McGill. Il s’est présenté en classe, abasourdi, quand une étudiante lui a lancé : « Hey, prof Weinstock, you’re trending on Twitter ! »

Trois ans plus tard, Daniel Weinstock a tourné la page. Il me confie tout de même que l’affaire a laissé des marques. « Moi, je n’ai pas fait un doctorat en philosophie pour trender sur Twitter. Mon lieu naturel, ce n’est pas dans les médias. Cela a été un évènement assez traumatique… »

Assez, en fait, pour que le philosophe montréalais de réputation internationale se retire, pour un temps. Après le choc, il avait moins envie de débattre de laïcité, de pluralisme ou de politique linguistique et identitaire. Ses sujets de prédilection, devenus brûlants, au Québec, depuis quelques années. Daniel Weinstock avait besoin d’une pause.

Mais le voilà de retour. Parce que l’état du débat public, au Québec, l’inquiète.

Daniel Weinstock m’a donné rendez-vous au Café de Mercanti, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce à Montréal. Il est arrivé sous une pluie froide, un feutre sur la tête, une barbe foisonnante au menton. Le prof de philo a le physique de l’emploi. On s’est installés près de la fenêtre.

« La vision du Québec, dans les politiques gouvernementales et dans les grands médias, est devenue un peu consensuelle », déplore-t-il d’emblée.

Avec son collègue Jocelyn Maclure, il vient de lancer « Le Québec autrement », un forum de penseurs préoccupés par le recul du pluralisme et l’érosion des institutions démocratiques.

Ces intellectuels considèrent qu’ils ont le devoir de répliquer au discours ambiant. Ils s’engagent à le faire de façon constructive, en respectant les faits, en refusant de caricaturer ou de tomber dans la surenchère.

Vaste programme, en ces temps où l’invective et les attaques personnelles semblent trop souvent être devenues la norme.

Le monde de Daniel Weinstock a basculé quelques jours avant que le monde entier bascule à son tour.

Le 20 février 2020, dans Le Journal de Montréal, Richard Martineau accusait ce « spécialiste inquiétant » d’avoir « proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles ».

Une citation tronquée faisait dire au philosophe le contraire de ce qu’il pensait. En réalité, Daniel Weinstock s’opposait à cet accommodement déraisonnable.

Qu’à cela ne tienne : le ministère de l’Éducation s’était précipité pour retirer son invitation d’un forum sur la réforme du cours d’éthique et de culture religieuse…

L’affaire avait provoqué une levée de boucliers ; le philosophe avait rapidement obtenu des excuses.

« Quelques jours plus tard, le monde changeait on était en lockdown, rappelle-t-il. J’ai été préoccupé par la façon dont la société s’y prenait pour répondre à un traumatisme comme la pandémie. J’y ai beaucoup réfléchi. Je me suis un peu détourné des questions sur lesquelles j’étais toujours intervenu dans la sphère publique. »

Mais ce n’était pas seulement à cause de la pandémie. Dans la foulée de l’affaire qui porte son nom, Daniel Weinstock avait reçu des « courriels assez dérangeants », au point de se demander s’il devait appeler la police. « On n’a pas nécessairement envie de vivre ça à répétition. Est-ce qu’il y a eu un certain repli ? Probablement que oui. Pour moi, personnellement, cette initiative Québec autrement, c’est une manière soft d’essayer de reprendre une place dans le débat. »

Un débat qu’il a parfois le sentiment d’avoir perdu.

Daniel Weinstock a été de tous les débats depuis la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, en 2007. Jamais n’avait-il eu cette impression de défaite.

« Parmi les choses qui m’inquiètent : la manière extrêmement légère dont le gouvernement recourt à la disposition de dérogation, qui pour moi est un mécanisme légitime de la Constitution canadienne, mais un mécanisme d’ultime recours. »

Cette disposition (la « clause nonobstant »), on devrait l’invoquer lorsque toutes les autres solutions ont échoué, estime-t-il. On devrait avoir fait la preuve que restreindre des droits individuels est la seule façon d’en arriver à une finalité collective.

« Quand le gouvernement du Québec a invoqué la clause dérogatoire pour la loi 21 et ensuite pour la loi 96, d’accord pas d’accord avec le contenu, j’aurais espéré une plus grande réaction, du genre : “heille, c’est grave ce que vous faites, ce sont des droits fondamentaux” ».

Mais non. Personne n’a réagi, ou alors, mollement. « C’est à ce moment-là que je me suis dit : on a peut-être perdu le débat. » Peut-être en sommes-nous arrivés à un consensus sociétal autour d’une vision conservatrice nationaliste du Québec.

Avec le recul, Daniel Weinstock pense que son camp a adopté une mauvaise stratégie de communication pour dénoncer le recours à la disposition de dérogation par Québec pour ses projets de loi 21 et 96. « On a présenté l’importance de protéger les droits individuels comme une question légaliste et technique, une question de juges. Alors on est un peu sur la défensive quand, de l’autre côté, il y a une vision plus enthousiasmante de ce que devrait être une société bonne, francophone – objectif que je partage à 100 % – qui défend sa spécificité culturelle » dans une mer anglo-saxonne.

Mais une société qui défend les droits individuels, c’est aussi une société bonne, argue-t-il.

C’est l’idée d’une société dans laquelle nous sommes solidaires les uns les autres dans la défense de nos différences. Nous allons à la rencontre de l’autre dans la curiosité, plutôt que dans le soupçon d’une menace potentielle. C’est une vision qui a déjà été celle du Québec.

Daniel Weinstock

Et qui pourrait, espère-t-il, le redevenir.

Ses parents, juifs, sont nés à Varsovie et à Budapest. Ils se sont rencontrés à Montréal. « Ils m’ont envoyé à l’école francophone alors qu’ils n’avaient pas à l’époque l’obligation de le faire. Mes enfants ont fréquenté l’école [publique du quartier]. Pour eux, Varsovie et Budapest, c’est à l’autre bout du monde. Ce sont des Québécois francophones. »

Il ne croit pas aux discours catastrophiques sur les vagues d’immigration qui engloutiront la société québécoise.

L’histoire de ma famille, c’est celle de centaines de milliers de familles. C’est une histoire de la réussite de la force assimilatrice du Québec. […] Les institutions québécoises ont réussi à créer une société francophone pluraliste. Ceux qui craignent l’immigration ont tendance à négliger leur force intégratrice.

Daniel Weinstock

Ces choses-là s’étudient. Elles se mesurent. Les membres du forum comptent s’y attaquer. « Dans notre contre-discours, il est important qu’il y ait des preuves à l’appui, pas seulement des principes philosophiques abstraits. »

Encore faut-il pouvoir en débattre dans le calme.

Le 2 avril, 388 intellectuels ont cosigné dans Le Devoir un « appel à la vigilance face à la haine et à la violence dans les médias et en ligne ». Parmi eux, plusieurs membres du forum, dont Daniel Weinstock.

La lettre dénonçait les attaques personnelles, les phrases détournées de leur sens et les gazouillis récupérés sur Twitter et recrachés avec mépris pour alimenter la grogne et créer un effet de meute contre leurs auteurs.

Elle attribuait ce comportement à certains chroniqueurs et animateurs et exhortait leurs patrons à les rappeler à l’ordre. Certains y ont vu un appel à la censure.

Daniel Weinstock y voit plutôt un appel à l’ouverture.

Dans nos chambres d’écho, on est conforté par le fait d’être réunis avec des gens comme nous. On a de moins en moins de contacts avec des gens aux points de vue différents, ce qui donne lieu à une sorte de diabolisation de l’autre. Forcément, on a tendance à le caricaturer, à en donner une fausse représentation.

Daniel Weinstock

Coïncidence : le jour de notre rencontre, une chronique du Journal de Montréal en arrive aux mêmes conclusions. Elle parle d’une vérité que « les médias sociaux et les chambres d’écho ont réussi à enterrer sous une tonne de préjugés et d’idées toutes faites : les gens sont toujours plus riches et plus complexes que leurs opinions politiques ».

La chronique est signée… Richard Martineau.

Quand je lui souligne cette coïncidence, Daniel Weinstock se réjouit qu’on en soit – peut-être – rendu là. À se rendre compte, de part et d’autre de l’échiquier politique, qu’on ne se parle plus, ou presque. Et à souhaiter reprendre le dialogue, enfin, dans le respect. « Moi, je suis prêt à débattre avec tout le monde. »

Questionnaire sans filtre

1. Le café et moi : Je bois énormément de café, probablement trop. À Montréal, j’ai des cafés de prédilection pour écrire et rencontrer des gens. J’aime bien travailler dans des endroits où il y a une sorte de rumeur générale. Je ne suis pas un philosophe solitaire.

2. Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Je suis un grand mélomane, alors… Bob Dylan. Le romancier Hubert Aquin, une personnalité fascinante. Et mon écrivaine préférée, la nouvelliste Alice Munro, Prix Nobel de littérature 2013.

3. Sur ma table de chevet : Ma femme vous dirait que ce n’est plus une table de chevet, c’est plutôt une montagne de chevet ! Je croule sous les livres, ça devient presque structurellement dangereux pour notre maison… Je viens de terminer Nightcrawling, de la jeune romancière afro-américaine Leila Mottley.

Qui est Daniel Weinstock ?

  • Né à Montréal le 23 mai 1963
  • Docteur en philosophie de l’Université d’Oxford. Il avait fait sa maîtrise à l’Université McGill, sous la direction de Charles Taylor.
  • Professeur à l’Université de Montréal de 1992 à 2012, où il a notamment dirigé le Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal.
  • Depuis 2012, professeur à l’Université McGill, où il est titulaire de la Chaire Katharine A. Pearson en société civile et politique publique.
  • Ses recherches portent sur la philosophie morale et la politique contemporaine. Au fil des ans, il s’est particulièrement intéressé à la politique linguistique et identitaire, à la démocratie, à la citoyenneté et au pluralisme.