Un essai : la rivalité des Goliaths
« C’est le temps de s’intéresser à l’Inde », lance Serge Granger, qui achève ces jours-ci un livre consacré aux liens entre ce pays… et le Québec, « deux cousins » de l’Empire britannique. « Henri Bourassa était ami d’un grand nationaliste là-bas, rappelle-t-il. Gandhi a écrit sur le Québec. »
Il reste que pour saisir les dynamiques économiques et politiques qui façonnent l’Inde, c’est sur ses rapports avec la Chine, sa voisine, qu’il faut d’abord se pencher. Dans The China-India Rivalry in the Globalization Era, dirigé par T.V. Paul, professeur à McGill, des chercheurs abordent (en anglais) de multiples aspects de cette relation complexe, que M. Granger qualifie d’« aigre-douce ».
Au-delà de leurs conflits frontaliers, les rivaux qui comptent chacun 1,4 milliard d’habitants sont capables d’alliances, notamment sur les questions commerciales. Et quand deux puissances qui rassemblent le tiers de la population mondiale font front commun, leur poids est immense. « On l’a vu à la COP26, dit Serge Granger. Elles ont fait changer le texte final. La suppression progressive du charbon est devenue une réduction progressive… »
Ce qui se passe en Inde nous concerne plus qu’on le pense, insiste Serge Granger.
The China-India Rivalry in the Globalization Era
Georgetown University Press (2018)
312 pages
Un reportage : les périls de la croissance
La croissance indienne est dopée par la démographie. « Chaque année, il y a 12 millions de jeunes qui arrivent sur le marché du travail », souligne Serge Granger. Pour soutenir son développement, l’Inde compte encore sur le charbon, peu cher mais très polluant, et sur le pétrole, que le pays achète ces jours-ci au rabais en Russie.
Inspirés par les Chinois, les Indiens tapissent aussi l’Himalaya de barrages hydroélectriques, quitte à inonder des villages complets. Le reportage « Himalaya, la bombe climatique qui menace l’Inde », du journaliste Alban Alvarez, de France 24, « reflète assez bien la problématique du développement à tout prix », dit le chercheur.
Le journaliste nous transporte dans l’État de l’Uttarakhand, à la rencontre de gens dont la vie a été bouleversée par ces projets. Il souligne au passage la vulnérabilité d’une région propice aux tremblements de terre, où la fonte des glaciers s’accélère. « L’Inde est parmi les pays les plus touchés par les changements climatiques », fait remarquer Serge Granger. Le phénomène pourrait avoir de lourdes conséquences.
Après tout, le débit du Gange, qui alimente 500 millions de personnes, dépend beaucoup des glaciers. Sans parler de la mousson qui se dérègle…
Regardez le reportage de France 24Une enquête : la méthode Modi
L’Inde est la plus grande démocratie du monde. Le système électoral uninominal à un tour, héritage britannique, y ressemble beaucoup au nôtre. Mais en format géant, c’est-à-dire avec environ 900 millions d’électeurs. Comment y prendre le pouvoir ? Il y a des « ingrédients » traditionnels, résume Serge Granger. Un : savoir tenir tête au Pakistan et à la Chine. Deux : favoriser la création d’emplois. Trois : marginaliser les minorités ethniques pour rassurer la base hindoue, qui représente 80 % de la population.
L’actuel premier ministre, Narendra Modi, dont le deuxième mandat court jusqu’en 2024, a appliqué la recette avec grand soin, puis ajouté un « quatrième ingrédient », avec « toute une série de techniques » pour museler l’opposition. Parmi elles, l’intimidation numérique ainsi que des changements légaux pour faciliter le dépôt d’accusations de sédition contre des opposants ou limiter l’accès à des fonds étrangers pour la société civile.
À l’issue d’une longue enquête, le chercheur français Christophe Jaffrelot montre dans L’Inde de Modi – National-populisme et démocratie ethnique « les méthodes de l’accès et du maintien au pouvoir de Modi, qui soulèvent des craintes quant à la fragilisation de la démocratie indienne », explique Serge Granger. En français sur l’Inde, Jaffrelot est un incontournable, ajoute le professeur.
L’Inde de Modi – National-populisme et démocratie ethnique
Fayard (2019)
347 pages
Un film : le poids des castes
L’Inde n’est pas qu’une puissance politique et économique, c’est aussi le berceau d’une culture millénaire fascinante, avec ses codes uniques. Même s’il a été officiellement aboli il y a des décennies, le système des castes continue ainsi d’y régir la vie, condamnant une partie de la population à la servitude.
Malgré des mesures de discrimination positive, avec des postes réservés à des candidats issus des basses castes, celles-ci sont toujours surreprésentées parmi les populations les plus pauvres. N’empêche, les jeunes semblent aujourd’hui moins « à cheval » sur le principe des castes, évalue Serge Granger. Réalisé par Ramin Bahrani, le film Le tigre blanc – tiré du roman éponyme d’Aravind Adiga (2008) et diffusé sur Netflix (notamment en français) – raconte l’histoire de Balram, un serviteur issu d’une basse caste qui réussit à s’émanciper.
Le long métrage brosse un portrait juste de l’Inde contemporaine : « On y voit bien les tensions entre modernité et ancienneté, propreté et saleté, indianité et américanité, explique Serge Granger, sans tomber dans la caricature. Il y a une belle intensité qui nous garde aussi déboussolés émotivement du début à la fin. J’ai adoré ce film. Ça m’a rappelé ce que j’ai vu là-bas. »
Regardez Le tigre blanc, sur NetfixQui est Serge Granger ?
- Professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, Serge Granger s’intéresse notamment aux questions liées aux migrations, au peuplement et aux relations sino-indiennes.
- De 2005 à 2007, il a été professeur invité à l’Université Jawaharlal-Nehru, à New Delhi. Il s’apprête à retourner en Inde pour un séjour de quelques mois dans l’État montagneux de l’Uttarakhand.
- Il lancera sous peu, aux Presses de l’Université de Montréal, l’ouvrage Les cousins de l’Empire, le Québec et l’Inde (1760-1947) sur les liens parfois étonnants entre les deux anciennes colonies britanniques.