Les gouvernements consacrent beaucoup d’efforts à la promotion des filles vers les domaines scientifiques. Mais ils sont silencieux devant un grave problème, écrivent trois chercheurs : la sous-scolarisation des garçons.

Quand il était recteur de l’Université de Montréal, Robert Lacroix a reçu un appel intrigant du président de l’Union des producteurs agricoles.

Il se demandait bien pourquoi le représentant des agriculteurs insistait pour le rencontrer. L’UdeM n’a même pas de département d’agronomie.

L’homme voulait l’alerter sur la pénurie de vétérinaires pour les gros animaux et dénoncer le fonctionnement de « sa » faculté. Cette spécialisation intéresse statistiquement davantage les hommes. Or, les effectifs de la faculté de médecine vétérinaire sont très majoritairement féminins. Le domaine est très contingenté et comme les étudiantes ont généralement de meilleures notes que les garçons, elles s’y retrouvent en majorité.

Depuis, on a répondu à ce manque de vétérinaires agricoles en ouvrant un centre spécialisé dans les animaux de ferme à Rimouski.

Mais l’anecdote a mené Robert Lacroix, économiste, à fouiller le phénomène bien connu de surperformance scolaire des filles par l’autre bout : la sous-scolarisation des garçons.

Du rattrapage au dépassement

Pendant des années, on a assisté à un rattrapage scolaire formidable des femmes et on tenait pour acquis qu’au bout du compte, il y aurait parité. Or, au Canada, selon les dernières données, la clientèle étudiante des universités est composée à 58 % de femmes. Et 60 % des diplômes universitaires leur sont décernés.

Pourquoi y a-t-il un écart si grand dans la réussite scolaire des filles et des garçons ?

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Robert Lacroix, Catherine Haeck et Richard E. Tremblay

Pour répondre à la question, M. Lacroix a réuni autour de lui son collègue économiste Claude Montmarquette (qui est mort en septembre 2021), le professeur de pédopsychologie Richard E. Tremblay et l’économiste Catherine Haeck, spécialiste des questions d’éducation et de santé des enfants. Ils viennent de faire paraître dans un livre le fruit de leurs travaux.

Premier constat : le rattrapage scolaire des filles a été spectaculaire depuis 75 ans, au Québec comme dans tous les pays développés. Au début des années 1950, les femmes représentaient seulement 22,5 % du total des étudiants des universités canadiennes. En 1992, elles constituaient 56 % des effectifs. Et maintenant, elles sont autour de 61 % (avec un pic à 63 % il y a 15 ans).

Pendant la même période, c’est toute la société qui a augmenté son taux de scolarisation massivement. Le taux de gens sans diplôme a chuté et la grande majorité des gens de 25 à 34 ans ont un diplôme postsecondaire. Mais c’est beaucoup plus vrai chez les femmes. L’écart de diplomation est d’environ 10 % – c’est vrai au Québec, au Canada et dans tous les pays de l’OCDE.

Quand tu vois les chiffres, ça étonne. Les gars réussissent peut-être moins bien à l’université et au cégep, mais avant ? On remonte et on se rend compte que ça se constate au secondaire, à l’élémentaire, et au préscolaire.

Robert Lacroix, professeur émérite, département de sciences économiques de l’Université de Montréal

Dès la maternelle, on observe une meilleure performance des filles, note Richard E. Tremblay, sommité mondiale en pédopsychologie.

À 2 ans, les filles ont une « performance cognitive supérieure ».

Ce qui se joue avant… 0 an

En fait, il faut remonter dans le temps encore davantage. Beaucoup se joue dans le ventre des mères, explique M. Tremblay. Les fœtus masculins sont plus affectés par les perturbations de l’environnement – prise d’alcool, de drogue, stress.

Le phénomène n’est toutefois pas nouveau. Il était simplement caché par l’absence des filles à l’université et la séparation des filles et des garçons aux niveaux inférieurs.

« Comme les filles n’avaient pas autant accès que les garçons aux études supérieures à cause de toutes sortes de barrières sociales, politiques, religieuses, on n’avait pas de point de comparaison », dit M. Lacroix.

Mais si l’on consulte les évaluations faites à la sortie du cours primaire dans les années 1950 et 1960 au Québec, on observe le même type d’écart de performance scolaire entre les sexes à l’avantage des filles.

Il ne faut pas accuser le système scolaire, pense Robert Lacroix : « Les écarts existent avant l’entrée à l’école, de telle sorte que l’école ne peut pas être tenue seule responsable des écarts selon le sexe à la naissance. »

On ne le souligne pas suffisamment, les élèves québécois réussissent particulièrement bien dans les tests internationaux (PISA). Mais dans tous les domaines sauf les mathématiques, et en particulier en lecture et compréhension de texte, les filles performent mieux.

C’est la perpétuation de ce qu’on observe au plus jeune âge : très jeunes, les filles montrent en moyenne plus de compétence sociale, de maturité affective, d’habiletés de communication et de connaissances générales, et un développement cognitif et langagier plus précoce.

Le défi, c’est d’intervenir dès la grossesse pour que les inégalités ne se créent pas ; l’éducation des enfants, ça commence dans le ventre.

Catherine Haeck, spécialiste des questions d’éducation et de santé des enfants

Intervenir auprès des mères est de toute manière bénéfique pour tous les enfants, filles ou garçons.

« Ce n’est pas normal que dès 5 ans, tu voies des différences entre les filles et les garçons », dit la chercheuse.

« Autant je ne peux pas accepter les inégalités pour les femmes sur le marché du travail – à travail égal, compétence égale… salaire inégal –, autant je ne peux pas les accepter dans l’autre sens dans le système d’éducation. Ce n’est peut-être pas populaire comme sujet, mais les données sont claires. »

Selon les chercheurs, « le sujet n’est pas sous la loupe parce que les hommes ne semblent pas souffrir de cet écart pour le moment. Leur taux d’activité et leur rémunération sont encore supérieurs ».

Le potentiel perdu

Mais la sous-scolarisation des garçons a un coût personnel et social qui ira en augmentant. D’abord, les métiers qui disparaîtront à cause de l’automatisation et de la robotisation sont ceux où les hommes sont plus nombreux. Bien des « portes de sortie » vont se fermer. Ensuite, les choix d’études et de carrière des femmes ne connaissent plus de barrières scolaires ; avec les meilleurs résultats, elles sont libres de leurs choix. Ce n’est pas le cas des garçons, contraints en plus grand nombre d’exclure certains domaines, faute de notes suffisantes.

« L’idée n’est pas de remplacer des étudiantes par des étudiants, mais de faire entrer plus de gens ; il y a plusieurs places qui ne sont pas comblées dans les universités, on peut grandir », dit la professeure de l’UQAM.

En plus de sa valeur « intrinsèque » pour les individus, l’éducation a une valeur sociale considérable. L’augmentation d’un an de scolarisation moyenne d’une population engendre une augmentation de la production économique de 10 % par personne, notent les auteurs. C’est d’ailleurs l’augmentation massive de la scolarisation qui explique l’essentiel de la croissance de la production par habitant depuis 1960.

Les inégalités salariales qui persistent entre hommes et femmes ne sont plus dues à la sous-scolarisation des femmes, mais à d’autres mécanismes sociaux et à l’organisation générale de la société, qui rend difficiles la conciliation travail-famille et le partage des tâches.

Les gouvernements insistent pour attirer plus de filles dans les sciences, technologie, informatique et mathématiques (« STIM »), sans grand succès.

Il y a des bourses du ministère de l’Éducation pour les femmes qui vont en STIM, mais aucune pour les garçons qui vont dans tous les autres domaines où ils sont sous-représentés. On focalise sur ce qu’il y a d’inégalité pour les femmes, mais on ne parle même pas de l’inégalité pour les garçons.

Catherine Haeck, spécialiste des questions d’éducation et de santé des enfants

« Je travaille sur la transmission des inégalités, j’ai des données de millions de personnes au Canada. Je les regarde partout, les inégalités. Et elles ne sont justifiables nulle part. Je ne vis pas bien avec le fait de régler une inégalité en en créant une autre, poursuit Catherine Haeck. Je suis tannée de me faire dire que pour réaliser mon plein potentiel, il faut que je sois astronaute ou que je sois diplômée dans les STIM. »

Autrement dit, les choix de profession des femmes sont tout à fait éclairés, il faudrait peut-être le dire.

Soigner… la « mâlitude » ?

Quelles sont les solutions ?

Pour les auteurs, la priorité absolue serait d’investir massivement en petite enfance. Chaque dollar investi précocement permet d’en économiser 11 plus tard.

J’ai fait ma carrière à travailler avec des garçons qui ont des problèmes. On ne fait pas tout ce qu’on pourrait faire.

Richard E. Tremblay, professeur de pédopsychologie

Ils notent les efforts du ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, mais c’est encore une goutte d’eau.

M. Tremblay cite un programme intensif en première et deuxième années qu’il a aidé à implanter, où les enfants à risque étaient identifiés et soutenus. « À très long terme (certains sont dans la cinquantaine), en regardant avec un groupe témoin, ils s’en tirent beaucoup mieux dans la vie. » Meilleure scolarisation, meilleure santé, plus faible criminalité, etc.

Malgré ces résultats, le programme n’a jamais été étendu. Il y a « plein de micro-programmes » au Québec, dit Catherine Haeck, mais rien de systématique. « Il ne faut pas viser que les garçons, il y a bien sûr des filles en difficulté, dit-elle, mais en aidant tout le monde, on aide les garçons. »

On voit les bénéfices de ces programmes au bout de 20 ans ; les politiciens aiment mieux couper des rubans.

Robert Lacroix, professeur émérite, département de sciences économiques de l'Université de Montréal

Les centres de la petite enfance (CPE), s’ils ont eu un impact social bénéfique, n’ont pas atteint leur cible en ce qui concerne les enfants plus à risque. « On ne voit pas d’effet bénéfique sur les enfants », dit Mme Haeck.

En somme, il faudrait un système enrichi d’éducation dès la petite enfance.

À tous les autres niveaux scolaires, pour lesquels ils avancent plusieurs propositions, la clé est l’identification des enfants à risque, et leur soutien. De bons programmes ont été mis sur pied pour lutter contre le décrochage scolaire – notamment au centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys. Mais trop peu. « Il est clair et net qu’on sous-investit dans la petite enfance », dit Robert Lacroix.

« Les enfants, ça ne vote pas », conclut Catherine Haeck.

La sous-scolarisation des hommes et le choix de profession des femmes

La sous-scolarisation des hommes et le choix de profession des femmes

Les Presses de l’Université de Montréal

232 pages