Entre l’inflation, la crise climatique et les tentations sur les réseaux sociaux, nos choix de consommation sont plus que jamais une source de tiraillements et d’embarras. Notre rapport à l’argent s’en trouve bouleversé. Comment aborder sereinement cette question qui divise de plus en plus ?

Réapprendre à parler d’argent

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En janvier dernier, l’autrice et chroniqueuse Claudia Larochelle en a eu ras le bol de voir des gens exhiber du luxe sur les réseaux sociaux, que ce soit une cuisine fraîchement rénovée ou un séjour en Sicile comme dans la série The White Lotus. Cette indignation lui a inspiré le texte « L’indécence des riches » 1, publié sur le site Avenues.ca.

« C’est ma chronique la plus lue, nous dit-elle, attablée dans un pub de Rosemont. J’ai reçu beaucoup de commentaires. Le sujet a vraiment touché les gens. »

« Si on peut éveiller des consciences ! », lance-t-elle.

Dans un contexte d’inflation, Claudia Larochelle en appelle à plus d’humanité financière. « Il faut se calmer les nerfs avec la démonstration de nos avoirs. Il y a trop de souffrance économique autour de nous. Juste se loger à Montréal est devenu un enjeu. »

Récemment séparée, Claudia Larochelle est pigiste. Elle œuvre dans le milieu de la littérature, où bien des gens en arrachent.

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Claudia Larochelle

Pendant la pandémie, j’ai trouvé les gens grossiers avec leur chalet et leurs repas d’huîtres […] Il y a une forme d’égoïsme là-dedans.

Claudia Larochelle

Tout juste après la publication de sa chronique, Claudia Larochelle a appris la publication imminente de l’essai La société de provocation, dans lequel la sociologue Dahlia Namian dénonce aussi l’obscénité des riches.

Et presque au même moment, un rapport d’Oxfam dévoilait que le 1 % des gens les plus fortunés de la planète consomme depuis 2020 les deux tiers des nouvelles richesses. « Alors que les populations font tous les jours des sacrifices sur des produits de base comme les denrées alimentaires, les ultra-riches s’enrichissent à un rythme qui dépasse leurs rêves les plus fous », se désole l’ONG⁠2.

« J’appartiens à cette classe moyenne qui a la chance d’être propriétaire, mais qui tire le diable par la queue tant que je ne vendrai pas mon condo, raconte Claudia Larochelle. Je suis privilégiée et je trouve ça difficile économiquement, donc je me demande constamment : mais comment font les gens ? »

Comme consommatrice, Claudia Larochelle a beaucoup changé ses habitudes : celle qui adore les vêtements les achète aujourd’hui souvent d’occasion. Ses sorties au restaurant sont aussi devenues rares. « Maintenant, on a accès à la richesse des autres sur les réseaux sociaux et nous ne sommes pas imperméables à tout ce qu’on voit », confesse-t-elle.

Sa conscience environnementale est une source de culpabilité. Le même sentiment l’assaille quand elle doit se résigner à refuser un camp d’été à sa fille, parce que c’est trop cher.

Déboussolés dans nos choix

Dans un tel contexte, comment parler de consommation, ou d’argent ?

« Pas de shaming. » C’est ce que plaide Béatrice Bernard-Poulin, qui est derrière un blogue qui porte aujourd’hui son prénom, mais qui s’appelait auparavant Eille la cheap ! ⁠3

Son but : « Aider les femmes québécoises à vivre mieux pour moins », selon leurs valeurs et leur budget.

La jeune femme prône un respect de la réalité financière de chacun, à commencer par la nôtre. Comment ? En limitant nos dépenses à ce qui nous tient vraiment à cœur. L’autrice du livre Ça coûte cher, être un adulte ! convient que c’est peut-être de plus en plus difficile d’avoir un rapport sain ou modéré avec la consommation. D’un côté, on se fait bombarder de codes promo sur TikTok. De l’autre, il y a ceux qui prônent la frugalité, le zéro déchet ou la liberté financière précoce (le mouvement FIRE).

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Béatrice Bernard-Poulin

Ce n’est pas en shamant les gens sur leurs dépenses qu’on va les éduquer.

Béatrice Bernard-Poulin

Pourquoi ? Parce qu’on sous-estime à quel point l’argent peut stresser les gens.

Si cela va de soi de ne pas parler du rendement de son CELI avec un proche endetté, c’est peut-être une sensibilité à développer de donner le choix à un parent récemment séparé de souper à la maison plutôt qu’au restaurant.

« Il faut s’affirmer », renchérit celle qui se décrit comme « une ancienne surconsommatrice repentie ». « Souvent, on a honte et on pense que les gens vont nous juger, mais c’est le contraire qui se produit. »

« Chacun a sa réalité financière, et c’est correct. »

Faire preuve d’empathie financière

Dans sa conférence (TED Talk) intitulée « Financial Empathy : Understanding the Story Beneath the Numbers » 4, Michael G. Thomas, professeur à l’Université de Géorgie et conseiller financier de formation, cite l’exemple d’une mère de famille monoparentale qui dit à son comptable qu’elle compte acheter une grande télé à écran plat avec son remboursement d’impôt.

D’emblée, beaucoup pourraient la juger, mais il en est autrement quand on apprend que la femme veut garder ses deux adolescents à l’intérieur de son appartement, loin des vendeurs de drogue de son quartier défavorisé.

PHOTO FOURNIE PAR MICHAEL G. THOMAS

Michael G. Thomas, professeur à l’Université de Géorgie et conseiller financier

« Nous avons tous une histoire par rapport à l’argent qui a des conséquences sur nos décisions financières », fait valoir Michael G. Thomas avec qui nous avons discuté sur Zoom.

Quand on développe de l’empathie financière, on crée un « espace sécurisé » où les gens peuvent parler de leurs vulnérabilités financières sans honte. « Il faut essayer de comprendre le contexte de vie qui influence les décisions de chacun. »

Pour ce faire, il faut toutefois pratiquer une forme précise d’empathie qui est la compassion, souligne Michael G. Thomas.

« Ce n’est pas juste de se mettre à la place de l’autre, mais c’est de se soucier de l’autre et de reconnaître ses émotions. »

À travers ce processus qu’il enseigne notamment à des conseillers financiers, les gens finissent par en apprendre davantage sur eux-mêmes que sur les autres, constate Michael G. Thomas « C’est même parfois confrontant. »

Michael G. Thomas, par exemple, confie avoir un tempérament économe, car il a trop souffert de voir sa mère découragée par les colonnes de chiffres qu’elle additionnait sans cesse sur une feuille de papier.

« On entend souvent des gens dire : “Je ne suis pas bon avec l’argent.” Dans ce temps-là, je leur demande de me raconter un évènement où ils n’ont pas pris la bonne décision. »

Quand les gens comprennent le contexte de certains regrets financiers (un divorce ou une dépression, par exemple), ils ressentent moins de honte et de culpabilité.

« L’argent ne nous définit pas », rappelle celui qui publiera le 13 avril un livre intitulé Black Financial Culture : Building Wealth from the Inside Out.

Il faut aussi garder en tête que le marketing et les réseaux sociaux créent ce qu’il appelle des « déficits émotionnels ».

« Il y aura toujours quelqu’un avec une plus grosse voiture et une plus grande maison. Quand on apprend à mieux se connaître financièrement, on se sent moins pris dans un système. »

« Il faut s’orienter avec sa propre boussole », conclut Michael G. Thomas.

1. Lisez le texte « L’indécence des riches » 2. Lisez le communiqué d’Oxfam 3. Consultez le blogue de Béatrice Bernard-Poulin 4. Voyez la conférence de Michael G. Thomas (en anglais)

Comprendre la pulsion d’acheter

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Pour reprendre l’image de la boussole financière, pourquoi est-ce si facile de perdre le nord ?

Depuis 2018, l’économiste François Delorme donne à l’Université de Sherbrooke un cours sur l’économie comportementale, qui peut certainement nous aider à avoir plus « d’introspection » sur notre façon de consommer et ce qui nous pousse à acheter deux produits dont on ignorait l’existence avant de voir une promotion « deux pour un ».

L’économie traditionnelle repose sur une hypothèse de rationalité parfaite, expose l’ancien économiste en chef à Industrie Canada. Mais dans les faits, les consommateurs ne sont pas des êtres froids et calculateurs capables de contrôler leurs pulsions et de voir l’effet à plus long terme de leurs décisions d’aujourd’hui.

Si c’était le cas, les gens n’achèteraient pas de VUS Range Rover à essence, ironise l’économiste.

« L’économie comportementale, c’est de dire que ce n’est pas vrai que nous sommes rationnels tout le temps […] Elle suppose que nous avons des biais cognitifs. Il y a des obstacles psychologiques à faire ce que nous devons faire, mais que nous ne faisons pas. »

« Acheter un sac de chips, ça te fait du bien 10 minutes et après tu te dis : « Je n’aurais pas dû » », illustre François Delorme.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

François Delorme, économiste

Comme nous sommes incapables de nous autoréguler et de contrôler nos pulsions, cela mène à la surconsommation.

François Delorme, économiste

M. Delorme cite aussi une étude menée en 2010 par les économistes Daniel Kahneman et Angus Deaton, qui ont constaté qu’au-delà d’un seuil de revenus annuels de 75 000 $ US, le bonheur d’un individu par rapport à l’argent cesse de croître.

La solution ? Limiter la publicité autour de soi. Il faudrait même la bannir, selon François Delorme.

« La publicité nous amène à consommer des choses qui ne sont pas nécessaires et nous amène à nous positionner par rapport à l’autre, explique celui qui figure dans le récent documentaire d’Isabelle Maréchal Les moyens de la classe moyenne. J’achète quelque chose, car le voisin l’a. Il y a une émulation, surtout pour la classe moyenne qui aspire au même train de vie que les plus fortunés […] Il y a un statut social qui vient avec ça. »

« Il faut une introspection », résume l’économiste, qui a cosigné avec Gérald Fillion le livre L’heure des choix : face à l’urgence climatique et sociale et qui plaide pour l’adoption de lois qui limitent les émissions individuelles de carbone.

« Les forces du commerce »

Notre enfant a besoin de nouveaux pantalons. Notre budget est serré. Se procurer un pantalon pour 10 $ dans une chaîne de mode éphémère (fast fashion) comme H & M ou Joe Fresh ou payer le quintuple pour qu’il soit confectionné au Québec ? Choisir l’environnement ou les économies ? C’est certainement un dilemme moral qui se posait moins à l’époque où le slogan de Zellers était « Où le prix le plus bas fait loi ».

« Il y a 20 ans, il y a des forces du commerce qui n’étaient pas là, rappelle l’historienne Catherine Tourangeau. Ma mère, qui vient de Lanaudière, si elle voulait des vêtements, elle devait se rendre à Joliette et il y avait trois magasins. »

« Les cartes de crédit utilisées massivement, c’est quelque chose de relativement nouveau », ajoute celle qu’on peut entendre sur les ondes de Pénélope, à ICI Première.

La mode éphémère, l’obsolescence programmée et le commerce en ligne ont aussi bouleversé nos façons de consommer.

Beaucoup de gens se disent : “J’ai beau être instruit, j’ai perdu le contrôle.” C’est fou le nombre d’objets que quelqu’un possède aujourd’hui par rapport à il y a 50 ans.

Catherine Tourangeau, historienne

Certes, on parle de plus en plus de consommation plus lente et durable. « Mais ça demeure confidentiel […] Nous sommes encore beaucoup plus dans la quantité que la qualité, et les réseaux sociaux n’aident pas. On a toujours le reflet d’autres qui ont plus que nous dans la face », fait valoir Catherine Tourangeau.

L’historienne milite donc pour plus d’éducation financière, à la fois pour ce qui est des finances personnelles et publiques. Faire un budget, c’est important, mais aussi comprendre comment les impôts permettent de redistribuer la richesse.

« Au Québec, on peut bien vivre avec un salaire moyen. Aux États-Unis, il y a un autre niveau de soucis », souligne l’historienne qui a étudié dans l’État du Connecticut, et qui est revenue vivre au Québec pour son filet social. C’est une chance d’avoir des congés parentaux, un système de santé universel et un accès à des études supérieures peu chères, rappelle-t-elle.

Des femmes qui donnent l’exemple

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Les femmes sont de plus en plus nombreuses à lancer la discussion au sujet de l’argent. Et si leurs initiatives contribuaient à dissiper le malaise et la culpabilité qui l’accompagne ?

Il y a deux semaines, Isabelle Racicot a animé une conférence virtuelle destinée aux femmes intitulée « Oser s’investir » pour le compte de la Banque Nationale.

« On sait comment l’argent peut être tabou, a-t-elle exposé en introduction. C’est un sujet sensible, délicat […] qui vient souvent avec un sentiment de honte. Honte de ne pas faire assez d’argent. Honte de ne pas assez s’occuper de ses affaires. Honte de s’endetter […] À l’opposé, honte de faire de l’argent, surtout chez les femmes. »

À l’image de la conférence qui réunissait trois cadres féminines de la Banque Nationale, on assiste actuellement à un mouvement de femmes – et de communautés sur le web – qui démocratisent le discours sur l’argent en misant sur la notion de santé financière.

Karman Kong vient par exemple de publier le livre Elle investit (aux Éditions du Journal). Elle fait partie des nombreuses blogueuses et conférencières qui exposent comment s’occuper de ses finances et qui montrent qu’investir est à la portée de tous. Parmi elles, Catherine Poirier (La frugaliste futée), Véronique Gagnon (Gère ton bacon) et Véronique Joanis (L’argent parlons-en).

Rosie Delorme a aussi une approche inclusive avec son blogue et son émission balado Nantie.ca. L’élément déclencheur de son intérêt pour les finances personnelles a été une facture impayée d’un client de 10 000 $. Au lieu d’être fâchée, elle se sentait coupable. « Ce qui est typiquement féminin », lance celle qui vient d’avoir un bébé.

Récemment, Rosie Delorme faisait état de ses dividendes d’actions dans un texte publié sur son blogue⁠1. « J’ai l’air au-dessus de mes affaires en disant que je veux être prospère, mais je suis comme monsieur et madame Tout-le-Monde. »

PHOTO FOURNIE PAR ROSIE DELORME

Rosie Delorme tient le blogue Nantie.ca depuis 2019.

Avant, j’étais zéro pis une barre, mais ce n’est pas compliqué d’apprendre et de s’occuper de ses finances. Le fait de te sentir poche, c’est ce qui fait que tu n’iras pas à la banque faire fructifier ton argent.

Rosie Delorme

Parler d’argent n’est plus réservé aux « hommes à cravate », lance-t-elle. « Et c’est faux de croire que l’intérêt de s’occuper de l’argent vient avec le fait d’en avoir beaucoup. »

Exit le self made man

Quel paradoxe que les femmes aient longtemps été exclues de la conversation sur les finances, alors qu’elles géraient le budget familial, souligne Béatrice Bernard-Poulin, autre blogueuse bien en vue, autrice des livres Ça coûte cher, être un adulte ! et Vivez mieux pour moins.

Il y a deux semaines, cette dernière a participé à la conférence organisée par Youcef Ghellache, professeur de finance au collège Montmorency, fondateur du site Éducfinance et créateur du groupe Facebook L’argent ne dort jamais⁠2.

« La majorité des participants était des femmes, souligne-t-elle. Il y a vraiment quelque chose qui se passe. »

L’historienne Catherine Tourangeau croit que les femmes sont en train d’humaniser les conversations sur l’argent. Un changement qui pourrait profiter à tout le monde. « On s’éloigne du discours du self made man. note-t-elle. Parce qu’on a parlé de privilèges et de qui bénéficie de certaines structures, je pense qu’il y a une prise de conscience que la richesse n’est plus juste une question de travail et de mérite. »

Surtout au Québec, où « les cercles sociaux sont plus diversifiés ». « Le fait que plus de femmes font de l’argent change la dynamique, ajoute-t-elle. J’ai l’impression qu’on se dirige vers plus de transparence et plus d’honnêteté par rapport à nos moyens. »

1. Consultez le blogue de Rosie Delorme 2. Consultez la page du groupe L’argent ne dort jamais