Après deux minutes et quart, ou peut-être trois, on confierait tous les bobos de notre tête et de notre cœur à Pierrette Desrosiers. Elle dégage cette ouverture qui met tout de suite en confiance. Dans son regard, on dirait que le jugement n’existe pas.

Ça tombe bien, elle est psychologue.

« Ma pratique est atypique », me prévient-elle d’emblée. Ça tombe bien, sa clientèle d’agriculteurs l’est aussi.

Elle mise sur l’humour pour faire passer des messages difficiles, elle fait respirer ses clients, leur dessine la balançoire qui se trouve dans leur cerveau. Elle donne des formations aux noms punchés (N’attendez pas que la mauvaise herbe soit pognée dans le jardin) dans des fermes et organise des rencontres de familles dans des étables pour dénouer des impasses.

Ça fait des miracles : les agriculteurs de 18 à 88 ans s’ouvrent à elle.

On est venus des quatre coins du Québec, de l’Ontario et de l’Île-du-Prince-Édouard pour la consulter. « Je n’en reviens pas à quel point ils sont ouverts. On a des préjugés envers les hommes conservateurs qui sont incapables de parler de leurs émotions. Moi, tout le monde me parle de ses émotions ! », me dit-elle en me servant une grosse tasse de café dans sa cuisine.

Fille, sœur et femme d’agriculteur, elle comprend le milieu agricole et, avec elle, le milieu se sent compris.

On lui parle de disputes survenues au milieu du champ, de séparation amoureuse, de jalousie dans la fratrie, de grippe aviaire, du comportement imprévisible d’un patron TDAH, de stress financier, de dépendance, de dépression. Le spectre des sujets est très large pour cette psychologue du travail devenue experte des dynamiques au sein des entreprises agricoles familiales.

Pierrette Desrosiers est donc aux premières loges depuis 25 ans pour observer ce qui passe dans nos campagnes. C’est pourquoi je voulais lui parler du moral de nos agriculteurs, un sujet rarement abordé, alors que l’état d’esprit des citadins en télétravail est scruté à la loupe. Évidemment, la conversation a dévié…

Mais commençons par la question de départ. Comment se portent ceux qui nous nourrissent ?

« Ils vont moins bien. C’est de plus en plus complexe et difficile d’être agriculteur. La hausse des taux d’intérêt est venue cogner sur le clou de plusieurs. Pour certains, c’est une différence de 100 000, 200 000, 300 000 $ de plus par année ! Il y a une limite à faire plus avec moins. À un moment donné, il n’y a plus de gras », répond la psychologue. Ce n’est qu’un souci parmi d’autres. Il faut compenser le manque d’employés, composer avec l’inflation, réagir aux changements climatiques…

L’agriculture n’a jamais été de tout repos. Mais Pierrette Desrosiers entend désormais des cris du cœur inédits. Des phrases inattendues, empreintes de détresse.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Fille, sœur et femme d’agriculteur, la psychologue Pierrette Desrosiers comprend le milieu agricole.

Ce qu’on me dit, c’est : “J’ai 60 ans et j’ai l’impression de travailler plus qu’à 30 ans, j’ai moins de marge de manœuvre qu’à 30 ans parce que je suis endetté et que je n’ai pas de main-d’œuvre.” D’autres me disent qu’à 50 ans, ils ont moins le temps de faire du ski alpin qu’à 25. Les gens me disent qu’ils étaient mieux avant.

Pierrette Desrosiers, psychologue

La psychologue observe d’autres phénomènes nouveaux. Comme celui des crises existentielles. Les urbains instruits, las d’être assis devant un ordinateur, ne sont plus les seuls à vouloir changer de vie.

Des agriculteurs qui ont vu leur grand-père et leur père vivre de la terre se posent aussi des questions sur leur avenir. « “J’ai 40 ans, j’ai pris la relève. Est-ce que c’est encore ça que je veux faire ?” Ils viennent me voir parce que les enjeux sont énormes. Il y a 20 ans, ce n’étaient pas des cas que j’avais. Ce n’était pas accepté socialement. »

L’idée de vendre l’entreprise familiale vient avec une forte charge émotive, une bonne dose de culpabilité, un sentiment de trahison.

Ces remises en question surviennent parce que la pression est beaucoup plus forte, analyse Pierrette Desrosiers.

Comme ceux de la ville, les jeunes parents qu’elle rencontre sont essoufflés. Dans une ferme, les horaires, dictés par les animaux et la météo, ont toujours été éreintants. Mais aujourd’hui, on s’ajoute une couche de stress en ayant des attentes plus élevées face à la vie.

« Les enfants suivent des cours, c’est le hockey, le soccer. On essaie de vivre trois vies dans une ! J’ai des clients qui ont trois enfants qui font du sport dans des villes différentes. Ça prendrait huit grands-parents pour gérer ça ! »

Les adultes cherchent à vivre le genre de vie bien remplie qu’ils voient sur Facebook et Instagram.

On veut plus de loisirs, de voyages, ce qui est louable. Mais tout ne rentre pas dans une vie. On se compare continuellement. On se rend malheureux à voir tout ce qui existe et qui n’est pas accessible. La comparaison est un bon ingrédient pour le malheur, vous savez…

Pierrette Desrosiers, psychologue

Comment en sommes-nous venus à nous comparer sans cesse et à vouloir en faire toujours plus ? À une certaine époque, rappelle Pierrette Desrosiers, nous faisions partie d’une tribu homogène et par le fait même rassurante. Les femmes d’agriculteurs vivaient toutes le même genre de vie que les autres femmes du rang. Idem pour leurs maris.

« Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, la tribu est grande en mosus. Il y a beaucoup de différences. On prend des bouts de vie de tout le monde… Une personne fait ses conserves, l’autre tricote, l’autre du yoga, du tai-chi, l’autre fait suivre des cours de mandarin à ses enfants. Le cerveau nous joue des tours, il construit l’image d’une vie que personne n’est capable de vivre. On est en train de faire fausse route. »

La multiplication des enjeux dans l’entreprise agricole et la famille provoque son lot de séparations. Ce n’est jamais facile, mais dans les rangs, le niveau de difficulté monte souvent d’un cran. Les pères d’aujourd’hui tiennent à la garde partagée des enfants, même s’ils élèvent des vaches laitières. « Mais quand tu dois être dans l’étable de 5 h à 7 h 30, tu fais quoi quand c’est ta semaine ? La séparation devient une balle de trop pour jongler. De jeunes hommes me consultent, ils se sentent dépressifs, ils veulent être de bons pères… »

Pierrette Desrosiers ne s’en cache pas, elle aime sa clientèle et admire ses qualités. Les entrepreneurs agricoles sont combatifs, passionnés, ils ont du cœur, dit-elle. C’est ce qui entretient sa flamme et la motive à continuer. Malheureusement, elle n’a pas beaucoup de relève dans son champ d’expertise qu’elle qualifie de complexe.

« On a tenu pour acquis que si on accompagnait les agriculteurs sur les plans financier et agronomique, tout irait de soi. Mais on a complètement sous-estimé l’aspect humain de l’équation et c’est fondamental. Ce n’est pas vrai que si on sait traire des vaches, la business va rouler toute seule », insiste Pierrette Desrosiers. Le seul fait de travailler avec ses parents, ses frères, ses sœurs et parfois sa belle-famille ajoute un niveau de complexité qui fait de la gestion des émotions l’une des expertises les plus nécessaires pour la réussite.

Si la détresse est dans le pré, le remède s’y trouve aussi… dans l’écoute et les mots de cette psychologue pas comme les autres.

Questionnaire sans filtre

  • Le café et moi : J’aime beaucoup le café le matin avec de la crème, j’y tiens. Mais jamais après 11 h, sinon je ne dors pas. Je bois un café filtre et j’étire le deuxième. Mes enfants me disent que je bois 20 cafés par jour, parce que je réchauffe le deuxième 19 fois.
  • Les qualités que je cherche chez les autres : L’éthique, l’intégrité, la fiabilité. J’aime les gens foncièrement honnêtes, consciencieux, en qui je peux avoir confiance. Et qui ont les valeurs à la bonne place.
  • Ce qui m’étonne des êtres humains : Leur complexité, leurs ambivalences, leurs incohérences, leur instinct de survie malgré toutes les difficultés.
  • Ce qui me fait pleurer : Quand les gens que j’aime ne vont pas bien et que je me sens impuissante. Si je ne peux pas les aider. Mais je pleure aussi de joie. J’ai deux petites-filles, ce sont mes bijoux, elles me font pleurer de joie.
  • Mon endroit préféré dans le monde : Chez nous ! C’est mon havre de paix. C’est ici, à Saint-Herménégilde, que je reçois mes clients. J’aime la nature autour.

Qui est Pierrette Desrosiers ?

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Pierrette Desrosiers est également autrice.

  • Dans la jeune vingtaine, Pierrette Desrosiers élève trois enfants tout en vendant du maquillage et des produits pour le corps Aloette. Elle devient rapidement la meilleure vendeuse du Canada.
  • Elle effectue un retour aux études à 25 ans et décroche, à 32 ans, une maîtrise en psychologie industrielle et organisationnelle à l’UdeM, en 2000.
  • Elle consacre sa pratique au monde agricole avec des conférences, des formations et de la consultation.
  • Autrice des livres Le succès, ça se cultive ! (tomes 1 et 2) et Survivre à la réussite : l’histoire d’un millionnaire avec la rage au cœur, elle a aussi publié pendant 20 ans des chroniques, notamment dans Le Bulletin des agriculteurs.