Deux mondes que tout oppose
Les autochtones, qui vivent en milieu rural, comptent pour le quart des 33 millions d’habitants du Pérou. La capitale Lima rassemble environ 10 millions de personnes, surtout eurodescendantes. Tout oppose ces deux groupes, et le mépris dont font preuve les élites citadines à l’endroit des paysans des Andes prend des airs de colonialisme. Le Nobel de littérature Mario Vargas Llosa a même souhaité que les autochtones renoncent à leur culture au nom de la modernité – un génocide culturel. « Castillo était complètement inapte et corrompu, observe Nora Nagels, mais il représentait les populations rurales, qui avaient voté pour lui. » En le destituant, puis en refusant des élections anticipées, dit-elle, le Congrès a en quelque sorte privé de leur droit de vote les paysans, qui réclament aussi le départ de la présidente Dina Boluarte et une nouvelle constitution. Pour l’instant, tout le monde campe sur ses positions. Comment envisager une sortie de crise ? Dans un texte sur The Conversation, le conférencier Alonso Gurmendi Dunkelberg, de l’Université d’Oxford, propose des assemblées locales pour que les autochtones expriment leurs doléances. « Un consensus sera nécessaire pour créer un cadre définissant un mandat clair et légitime pour un changement structurel et décolonisateur, écrit-il. L’heure de ce changement a sonné. »
Consultez le texte d’Alonso Gurmendi Dunkelberg (en anglais)Une histoire de violence
Le Pérou a l’habitude de la violence. Le conflit qui a opposé le gouvernement aux guérillas maoïstes du Sentier lumineux, notamment, a fait 70 000 morts au cours des années 1980 et 1990. Dans Avril rouge, Santiago Roncagliolo met en scène un procureur qui tente d’élucider des meurtres en série à Ayacucho, la ville où est né le Sentier lumineux. C’est une fiction, mais l’auteur annonce : « Les méthodes d’attaque du Sentier lumineux décrites dans ce livre, ainsi que la stratégie antiterroriste consistant à enquêter, à torturer et à faire disparaître des personnes, sont réelles. » Le conflit a pris fin dans la foulée de la capture en 1992 du fondateur du Sentier lumineux, Abimael Guzmán, pendant la présidence d’Alberto Fujimori. « Le roman parle du délitement de l’État de droit dès les années 1980 et de la corruption sous Fujimori », explique la professeure Nagels, pour qui la faiblesse des institutions héritées de cette époque est liée à la crise actuelle. « Au Pérou, les politiciens n’ont pas le bien commun en tête, ils défendent leurs intérêts personnels, dit-elle. Au Congrès, les élus ne peuvent effectuer un second mandat consécutif, donc ils refusent de devancer les élections pour ne pas perdre leurs avantages. »
Avril rouge
Points
320 pages
L’édition française d’Avril rouge est actuellement épuisée, mais des exemplaires sont toujours offerts sur des sites de revente. Le roman a aussi été traduit en anglais, sous le titre Red April, aux éditions Penguin Random House.
Femmes au front
La guerre interne qui a marqué la fin du XXe siècle a laissé de profondes cicatrices, en particulier en milieu rural, où la population a été coincée entre une guérilla hyper violente, qui tuait ceux qui s’opposaient à la révolution par le sang, et des forces gouvernementales qui soupçonnaient – puis torturaient – ceux que les révolutionnaires n’avaient pas massacrés. Les Péruviennes n’ont pas été épargnées, comme le montre la thèse Femmes en armes, de la sociologue Camille Boutron, que propose Nora Nagels. Les femmes ont joué un rôle de premier plan dans le Sentier lumineux, qui leur a permis d’accéder à sa hiérarchie, rappelle l’ouvrage. Avec ce que cela a impliqué de cruauté pendant le conflit… et par la suite. « Les femmes emprisonnées ont été sanctionnées pour une double transgression : celle d’avoir pris les armes, mais aussi d’avoir dévié de leur rôle de genre, sans que leur engagement social soit reconnu », résume Nora Nagels. Le gouvernement Fujimori a par ailleurs stérilisé de force 270 000 femmes (et 22 000 hommes), souvent autochtones, pour « lutter contre la pauvreté ». « Camille Boutron montre le continuum de la violence faite aux femmes avant, pendant et après ce conflit au Pérou », dit Mme Nagels.
Femmes en armes
Presses universitaires de Rennes
226 pages
Voix péruviennes
Les manifestations, d’abord concentrées dans le sud du pays, ont atteint la capitale Lima depuis quelques semaines, où elles se poursuivent. Tout comme la répression, avec près de 50 morts, dont certains abattus par les forces de l’ordre en tentant de venir en aide à d’autres manifestants, précise Nora Nagels. Les protestataires, « tués comme des chiens », sont déshumanisés par la classe dirigeante, souligne-t-elle. Le Congrès vient en outre de bloquer jusqu’au mois d’août tout débat visant à devancer les élections de 2026. Les choses, en somme, pourraient aller moins bien avant d’aller mieux. Pour avoir un œil sur ce qui se passe là-bas, Nora Nagels propose aux francophones de s’abonner à Mediapart, un site d’information français qui fait la part belle « aux universitaires et aux jeunes chercheurs sur place ». Dans un entretien publié récemment, cite en exemple Mme Nagels, l’historien José Carlos Agüero, fils de membres du Sentier lumineux, demande : comment faire la paix au Pérou sans d’abord se demander pardon les uns les autres ? D’autres médias couvrent fort bien la crise, dont El País – avec ses articles – et El Hilo – avec ses balados –, ajoute Mme Nagels, mais il faut connaître l’espagnol pour en profiter.
Lisez l’entretien avec José Carlos Agüero sur le site de MediapartQui est Nora Nagels ?
- D’origine belge, Nora Nagels est professeure en développement et coopération internationale au département de science politique de l’UQAM.
- Elle est titulaire d’un doctorat en études du développement à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève, pour lequel elle a travaillé sur le genre et les politiques de lutte contre la pauvreté au Pérou et en Bolivie. Elle a aussi effectué deux stages postdoctoraux à l’Université de Montréal.
- Nora Nagels aimerait remercier Cristina Miranda Beas, étudiante à la maîtrise à l’Université de Montréal, pour certaines références et des conversations sur la crise péruvienne.