Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Stéphane Dompierre.

La cavale des vaches de Saint-Sévère a été une des histoires les plus divertissantes de l’année 2022. Et je ne crois pas exagérer en disant qu’elle a aussi été inspirante. Des vaches qui prennent la clé des champs, qui s’enfuient dans les bois, qui vivent en libres penseuses en se foutant de ce qu’on attend normalement d’elles (rester dans le pâturage, brouter de l’herbe et donner du lait), évidemment que c’est inspirant. Si des vaches réussissent à s’affranchir de leur rôle et à s’amuser un peu, on devrait être capable d’en faire tout autant.

Telles ces vaches rebelles, Fifi Brindacier ou encore Mercredi Addams dans la nouvelle série Netflix, j’ai tendance à croire que je réussis la plupart du temps à être moi-même sans me préoccuper du jugement des autres. Mais parfois j’obéis à des standards et à des attentes sans m’en rendre compte. Il y a quelques années, je fréquentais régulièrement le bar Chez Baptiste avec un ami. Nous buvions des pintes de bière, comme tout le monde autour. Jusqu’au jour où, au hasard d’une conversation, j’ai confié que la bière, finalement, j’aimais pas ben, ben ça. Il se trouve que l’ami non plus : nous préférions tous deux le vin. Nous nous sommes trouvés un peu nonos. Cette journée-là, nous avons changé nos habitudes et je ne crois pas avoir bu la moindre bière depuis.

Plus récemment, j’ai décidé d’assumer mon aversion pour le chocolat noir. Oui, il est plus raffiné et meilleur pour la santé que le chocolat au lait. Mais je ne veux pas discuter avec lui de la dernière expo au Musée des beaux-arts, je ne veux pas qu’il me parle de ses philosophes préférés, je veux juste l’engouffrer pour assouvir mon envie de sucré. C’est pas pour rien que le chocolat noir est plus santé que le chocolat au lait : il ne me fait pas engraisser parce que j’en mange seulement deux bouchées et j’arrête parce que ça me râpe le fond de la gorge.

Je pourrais aussi m’étaler longuement sur ma haine des galettes de riz (des carrés de Rice Krispies salés ? Mais pourquoi ?) ou des cerises de terre (mises dans les brunchs au resto afin de gâcher notre dernière bouchée parce que c’est toujours cette cerise amère qu’on mange en dernier), mais je ne voudrais pas vous ennuyer avec mes petites obsessions.

Ça peut sembler une évidence, assumer ce qu’on est, ce qu’on aime ou qu’on n’aime pas, mais s’il y a une tonne de livres consacrés au sujet dans les palmarès depuis des années, comme L’art subtil de s’en foutre, de Mark Manson, c’est que c’est moins évident à faire qu’il n’y paraît.

À mon avis, que tu sois toi-même ou quelqu’un d’autre, les gens vont te haïr pareil. Les gens haïssent. Beaucoup. Certains écrivent dans les médias pour se plaindre des artistes qui vont dans des galas trop mal habillés à leur goût (« C’est un manque de respect ! »), de ceux qui y vont habillés trop chic (« C’est un manque d’humilité ! »), bref, la vie devrait être régie selon leurs goûts. C’est évidemment impossible de leur plaire, quand bien même on essaierait très fort, parce que tous ces gens sont différents et que, par conséquent, leurs goûts diffèrent. Avouez que cette logique est implacable : on ne peut pas plaire aux gens, alors ne nous soucions pas de leur avis. N’est-ce pas tout simple ?

Bon.

L’affaire, c’est que ça peut vite déraper, se foutre de l’avis des gens. Tu commences par t’habiller selon tes envies, sans t’inquiéter de ce que vont penser les gens qui croiseront ton chemin, et puis un jour tu débarques à l’épicerie avec un bas de pyjama usé déchiré aux fesses, un chandail où c’est écrit « Allez toute chier » au Sharpie, la vapoteuse au coin de la bouche et tu goûtes aux fruits avant de les acheter en recrachant ceux que tu n’aimes pas.

Il y a pourtant moyen de se foutre du jugement des gens sans se foutre des gens. La nuance est importante.

Tu conduis prudemment en respectant les limites de vitesse, en écoutant tes artistes préférés, en chantant avec eux, et tu regardes les chauffards te dépasser à gauche et à droite en te hurlant des insultes : tu te fous du jugement des autres. Tu conduis en dépassant tout le monde à gauche et à droite en hurlant des insultes : tu te fous des autres. (Et peut-être un peu de ta propre vie, aussi.)

Je crois qu’il y a là un bel équilibre à trouver. Ça n’empêchera pas les gens de nous haïr, évidemment, mais ça permet de dormir la conscience tranquille. On aurait beau tout faire pour plaire aux autres, il y en aura toujours pour nous détester. Alors, aussi bien être soi-même, tout imparfaits que nous sommes.