Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Stéphane Dompierre.

C’est un mal qui nous guette tous, et qui arrive sournoisement. Sans être une question d’âge, ça s’attrape plus facilement lorsqu’on arrive dans la cinquantaine. Ça commence par un haussement de sourcils, peut-être, une moue de dégoût, ou encore une phrase comme : « Je te dis, les jeunes ! »

Ça se confirme avec le manque d’envie d’aller googler la chose que tu ne comprends pas et voilà, c’est fait : t’es dépassé.e. Tu trouves que la vie va trop vite, que tout est bruyant, étourdissant, difficile à comprendre. Tu parles de la société en t’excluant, comme si tu n’en faisais plus partie.

Faisons un test, avec le titre de cette nouvelle parue dans La Presse : « Une youtubeuse transgenre animera l’Eurovision en ligne ».

Sur une échelle de 1 à 10, à quel point vous sentez-vous dépassé en la lisant ? Combien de termes devez-vous googler ? Si on fait lire cette nouvelle à quelqu’un qui a sombré dans le coma en 1980 et qui se réveille aujourd’hui, il aura l’impression d’avoir dormi 500 ans. On aura beaucoup d’explications à lui donner pour le mettre à jour. Je vous souhaite d’être dans la catégorie « je n’ai pas tout compris, mais je vais faire quelques recherches » plutôt que dans la catégorie « je ne comprends rien, tant pis, j’abdique ».

Je présume que plusieurs ont même abdiqué en voyant l’écriture inclusive dans « dépassé.e ».

Je crois que le secret de l’éternelle jeunesse n’a rien à voir avec le botox, la course à pied ou le sacrifice d’agneau un soir de pleine lune, mais avec la curiosité.

Le désir de continuer à comprendre le monde qui nous entoure, même si on se sent un peu à la traîne. Il faut plisser les yeux, serrer les dents, s’accrocher à quelque chose de solide, et tenter de comprendre. Parce que les temps changent, et ils changent vite. Et si on ne change pas un peu nous aussi, on coule.

C’est un enjeu qui me préoccupe tout particulièrement. Peut-être que c’est mon métier d’auteur qui fait que je prends la chose tellement à cœur, que j’entretiens ma curiosité. Je n’ai pas envie d’écrire des récits de jeunesse nostalgiques comme si mon enfance avait été la meilleure période de ma vie. « Ah, la musique des années 1980, c’était-tu assez bon ! » « Ah, R.E.M. !, y’a rien qui s’est fait de mieux depuis ! » Je ne suis pas pressé que sorte de ma bouche des « Dans mon temps… » ou des « C’était mieux avant ». D’être le gars qui roule en dessous de la vitesse permise dans la voie de droite, sur les quatre flashers, et qui regarde les jeunes passer à toute vitesse.

C’est un article assez récent qui m’a inspiré cette chronique. Accrochez-vous. Ça vient du site QcScoop : « La vapoteuse de Tulum met ses implants mammaires aux enchères ».

En la lisant, je me suis senti vieux. Je comprenais la nouvelle parce que je me tiens à jour sur tout ce qui concerne la « culture » populaire, mais j’ai l’impression que peu de femmes de ma génération mettraient leurs implants mammaires aux enchères.

Je me trompe peut-être, mais je ne pense pas que ce soit la norme. Je ne saisis pas tout à fait la démarche, encore moins l’intérêt d’entrer en possession desdits objets. J’aurais bien aimé en jaser avec mon père et ma mère, voir ce qu’ils en auraient pensé !

Mes parents, nés dans les années 1930, ont vu passer pas mal plus de choses déroutantes que moi. Un des héros de jeunesse de mon père était Dick Tracy, un détective de bande dessinée qui avait une montre walkie-talkie. Ça l’avait marqué. Mon père est mort en 2013, deux ans avant l’arrivée de l’Apple Watch. Je sais qu’il n’en serait pas revenu.

Je me souviens de lui avoir montré l’application Google Maps dans mon téléphone. Pour lui, c’était de la science-fiction. Il était de la génération qui se rendait à destination en lisant les panneaux de signalisation sur la route. (Ils sont encore là, on les remarque à peine.) Si le trajet était compliqué, il dépliait une carte routière. Il était même capable de la replier correctement, sans pogner les nerfs, lui qui était tout sauf patient. Pour éviter de trop l’ébranler, j’ai préféré lui taire que dans mon téléphone, il y avait aussi une boussole, un niveau, un dictaphone, un chronomètre, un…

Je me demande si c’est de la technologie que me viendra le sentiment d’être dépassé. Est-ce que ça m’arrivera avec la voiture sans conducteur ? Quand je subirai une intervention chirurgicale entièrement pratiquée par des machines ? Quand mon robot assistant personnel va se rebeller et déclencher une révolution ?

Je vous laisse, mon imprimante refuse d’imprimer le NFT que j’ai acheté sur une blockchain avec mes bitcoins et il faut que j’aille voir ce qui se passe.