Chaque semaine, un de nos journalistes vous présente un essai récemment publié.

Un essai important qui rappelle la place centrale des femmes noires dans l’histoire de ce mouvement révolutionnaire. Et qui déboulonne quelques idées reçues à propos des dénonciations.

On n’a pas fini de prendre la mesure du mouvement #metoo. Collectivement, depuis les premières dénonciations, on a fait des pas de géant pour mieux comprendre le difficile processus qu’une victime de violence sexuelle doit affronter lorsqu’elle veut dénoncer son agresseur.

Mais il reste encore du travail à faire et surtout, plusieurs angles morts qui n’ont pas été explorés. Dont celui de la double difficulté de dénoncer quand on est une personne racisée, un sujet rarement abordé. C’est cet angle mort que souhaite éclairer Kharoll-Ann Souffrant, chercheuse et intervenante en service social, elle-même victime de violences sexuelles à l’adolescence.

Son constat : les femmes noires sont doublement invisibilisées quand on parle de #metoo : comme initiatrices du mouvement et comme victimes.

Alors que le film She Said (adaptation de l’enquête des deux journalistes du New York Times sur l’affaire Weinstein) s’apprête à prendre l’affiche dans nos cinémas, il est important de rappeler que le mouvement #metoo a d’abord été porté par des femmes noires.

Mme Souffrant remonte jusqu’au témoignage d’Anita Hill, dans les années 1990, pour illustrer la lignée de femmes afrodescendantes qui ont courageusement pris la parole au fil des ans en matière d’agressions sexuelles. L’autre moment marquant, nous rappelle l’auteure, est le témoignage de Nafissatou Diallo, celle qu’on a identifiée comme « la femme de chambre du Sofitel », agressée par le puissant Dominique Strauss-Kahn à New York, en 2011.

Le mouvement #metoo tel qu’on le connaît aujourd’hui, lancé par Tarana Burke en 2007, visait d’abord à dénoncer les violences sexuelles à l’endroit des filles et des femmes racisées, rappelle l’auteure. Il a depuis été récupéré par le mouvement féministe blanc libéral — et par Hollywood.

C’est important de le rappeler car lorsqu’on parle de dénonciation, l’expérience des femmes noires — qui se heurtent à des barrières économiques, juridiques et sociales — est différente de celle des femmes blanches.

Les femmes noires font en outre face à une double difficulté : leur volonté de dénoncer se heurte au désir de protéger leur communauté de peur qu’une dénonciation renforce les stéréotypes à l’endroit des Noirs, parmi lesquels leur supposée violence et leur sexualité débridée.

La dernière partie du livre propose une avenue rarement débattue jusqu’ici, soit la remise en question du processus judiciaire classique comme seule option s’offrant aux victimes de violences sexuelles. Ce que Mme Souffrant nomme « l’entonnoir » est-il la seule option qui s’offre aux victimes et surtout, répond-il à leur quête de justice ?

Lisez le texte « L’entonnoir », publié dans La Presse en juillet 2020

Malgré les avancées permises par la mise sur pied d’un tribunal spécialisé, l’auteure suggère que d’autres avenues sont possibles, comme la justice réparatrice. Elle permettrait de remettre le pouvoir entre les mains des victimes qui, contrairement aux idées reçues, ne sont pas animées par un sentiment de vengeance.

Les victimes souhaitent être entourées et comprises, nous rappelle l’auteure. Surtout, elles souhaitent que leur agresseur comprenne la portée de son geste et que la violence dont elles ont été victimes ne se reproduise plus.

Le privilège de dénoncer est un ouvrage pédagogique dans le bon sens du terme. Ce livre est un exercice d’empathie et d’éducation précieux qu’on voudrait glisser dans toutes les mains tellement il est éclairant et instructif. Les pistes de réflexion proposées par Kharoll-Ann Souffrant devraient toujours être prises en compte lorsqu’on analyse le mouvement #metoo et ses retombées.

Extrait 

« À vrai dire, l’expression “privilège de dénoncer” est pour moi une boutade, pour tourner en dérision l’idée voulant que les personnes survivantes, à l’ère du mouvement #metoo, domineraient le monde et feraient l’apologie de la culture de l’annulation. Pour être plus claire, je considère que le privilège de dénoncer n’existe pas. Il est illusoire. Bien qu’il y ait eu une évolution depuis les vagues de dénonciation de violences sexuelles, notamment en raison des conversations qu’elles ont pu susciter, j’estime que dans le fond, les choses ont très peu bougé pour les personnes survivantes. Si des individus ont pu être touchés sur le plan personnel par la déferlante de témoignages de survivantes, la fabrique et le modus operandi des institutions, qu’elles soient politiques, médiatiques, juridiques, communautaires et scolaires, sont demeurés quasi intacts, et ce, malgré le raz-de-marée #metoo. »

Qui est Kharoll-Ann Souffrant ?

Doctorante en service social à l’Université d’Ottawa, elle s’intéresse à l’intersection du genre, de la misogynie des violences sexuelles et du féminisme. Elle est l’auteure du texte « L’entonnoir » publié dans nos pages en juillet 2020.

Le privilège de dénoncer — Justices pour toutes les victimes de violences sexuelles

Le privilège de dénoncer — Justices pour toutes les victimes de violences sexuelles

Éditions du remue-ménage

123 pages