Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Mariana Mazza.

20 juin. Il est 16 h 30. Les lutteurs sont arrivés. Les humoristes aussi. Les répétitions commencent. J’ai peine à croire que, ce soir, je deviendrai l’espace de quelques instants ce qui m’a servi de gardienne pendant mon enfance.

Les cris survoltés des partisans et les commentateurs euphoriques ont bercé mes vendredis soir, quand ma mère revenait au petit matin de son shift à la salle de réception.

Nous tournons un projet spécial où lutteurs et humoristes mélangent leur talent le temps d’un soir.

Je regarde les lutteurs enrouler autour de leurs poignets du tape électrique en fixant le sol. L’un d’eux badigeonne ses bras d’huile de coco avant d’attacher ses bottes de construction. Son personnage de bûcheron n’est que visuel. Physiquement, il pourrait jouer le rôle de l’arbre qu’il abat tellement son corps est sculpté.

La lutte, ce n’est pas une blague. C’est sérieux. Les coups. Les costumes. Tout est vrai.

Ma mère nous laissait 20 $ sur le comptoir de la cuisine pour que mon frère et moi puissions nous commander ce qu’on voulait au dépanneur en attendant la carte principale de la soirée. À l’époque, c’était souvent Stone Cold Steve Austin, The Undertaker ou Shawn Michaels qui se faisaient attendre. À minuit, quand le combat commençait, mon frère me donnait des coups de coude pour que je me réveille...

Avant aujourd’hui, je n’avais jamais assisté à un match de lutte sur le ring. De voir les muscles se contracter, les visages se crisper et les acteurs vaciller à 2 pouces de mon visage me faisait jubiler.

Être ce que j’attendais au petit matin dans notre trois et demie d’un bloc d’appartements de Montréal-Nord me faisait vibrer. Sentir les cordes douloureuses dans le creux de mon dos, le ring bouger au rythme de nos pas et être guidée par les lutteurs comme dans une valse violente, je ne l’avais jamais envisagé.

À la fin de la soirée, une fois l’adrénaline dissipée, j’avais de la difficulté à marcher. J’avais mal à la tête. Je sentais les battements de mon cœur dans mes omoplates. J’avais pourtant fait le minimum d’effort pour avoir l’air spectaculaire. Plus mon pouls battait de douleur et plus j’éprouvais de l’admiration pour ces humains qui divertissent le public avec leur corps et leurs cris.

Et pourtant, à peu près aucun d’entre eux ne gagne sa vie avec la lutte.

« J’aimerais bien ça gagner ma vie avec ça, mais faut payer les factures. C’est pas payant au Québec de se crisser des volées. »

Je suis abasourdie de la charge physique et mentale que se sont imposée les lutteurs le temps d’une soirée. Le lendemain, pourtant, certains d’entre eux sont debout à 5 h du matin pour étaler du goudron sur l’asphalte. Comme si la veille n’avait été qu’illusoire.

« Mais pourquoi vous partez pas aux États-Unis pour vous battre ? »

« Faut des permis de travail, on se fait revirer de bord. Y en a une gang qui aurait pu percer là-bas, mais quand tu te fais bannir cinq ans, ça fait mal de tout recommencer. »

Il faut apprendre à tomber, se relever, jouer la comédie et danser avec le public.

La lutte, c’est vrai. Comme la vie.