La fierté n’est pas qu’un slogan de François Legault. C’est aussi un sentiment que le Québec célèbre chaque fête nationale. Mais que signifie-t-il exactement ? Discussion entre nos chroniqueurs Patrick Lagacé et Paul Journet.

PAUL — Salut, Pat. Je vais paraphraser François Pérusse : discutons en toute intimité avec nos milliers de lecteurs. La fête nationale approche. Vas-tu la célébrer ? Tu as envie de fêter quoi ?

PATRICK — Salut, Paul. Je ne la célèbre pas. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas fier d’être québécois. Sortir le drapeau, aller voir un spectacle : ce n’est pas mon genre. J’ai de la misère à célébrer mon anniversaire, imagine.

PAUL – Je comprends. Je ne la fête plus vraiment. Je n’aime pas les foules et les concerts extérieurs. Mais en même temps, je trouve ça beau de voir les gens défiler avec la fleur de lys. Surtout des néo-Québécois. Et j’avoue que j’ai un profond malaise tous les quatre ans lors de la Coupe du monde de soccer, quand notre drapeau est minoritaire dans les rues en pleine fête nationale. C’est comme si on était gênés d’être fiers.

Photo André Pichette, archives La Presse

Spectateurs rassemblés pour le défilé de la fête nationale, rue Saint-Denis, en 2019

PATRICK — Gênés d’être fiers… Je ne sais pas. Est-ce une si mauvaise chose ? Je trouve que non. Je vais te citer un amoureux du Québec : « Pis si ô moins, y en avait moins/Y en avait moins de pauvres crétins/Prêts à mourir pour la patrie/Kalachnikov et compagnie… » C’est Dédé Fortin qui a chanté ça et je pense que l’excès de patriotisme n’est pas toujours une bonne chose.

PAUL – C’est difficile d’être patriotique sans virer dans le cliché ou dans l’aveuglement. Je ne raffole pas non plus du terme « fierté » et de sa récupération politique. Ça nous place dans une logique binaire : tu es fier ou tu as honte… Mais d’un autre côté, ce n’est pas mauvais de se rappeler d’où on vient. On n’est pas seulement des individus. On porte une histoire, une langue, un passé, une certaine façon de voir le monde. On s’en rend compte chaque fois qu’on voyage.

PATRICK — Je suis tout à fait d’accord avec toi. Pour moi, « la Saint-Jean » (je trahis mon âge !), c’est l’occasion de se célébrer, et il y a de quoi se célébrer. Nous avons construit une société qui, à l’échelle du monde, n’a pas trop à rougir de son bilan. Une société somme toute ouverte, qui est plus dans le laisser-vivre qu’on peut le penser, si on se compare à d’autres. Une société pacifiée, aussi, qui n’aime pas trop la chicane. Ce n’est pas forcément mauvais, le consensus mou.

PAUL – Le Québec, pour résumer, c’est une société hyper polarisée où règne le consensus mou… Je suis presque sérieux. Faudrait se brancher : on a peur de débattre ou on crie sans s’écouter ? J’ai l’impression que notre cohésion sociale est plutôt bonne. Elle a été malmenée durant la pandémie, bien sûr. Mais il n’y avait pas de parti politique antisystème à l’Assemblée nationale qui relayait des faussetés scientifiques. Et les médias, sans être parfaits, ne sont pas aussi teintés idéologiquement que ceux des États-Unis.

PATRICK — Consensus mou, tu veux en parler ? Parlons du 30 octobre 1995. Le Québec a choisi de rester dans le Canada par 50 000 voix. Dans pas mal de pays, il y aurait eu des expéditions punitives, une crise constitutionnelle, des attentats, des politiciens qui attisent la colère, bref, le bordel. Ici ? Ici, rien. On a accepté les résultats. Pas de blessés, pas de morts. On a passé l’Halloween le lendemain. Tu me demandes si je suis fier d’être québécois ? Je suis fier de notre résilience et de notre refus de la violence politique.

Photo FRED CHARTRAND, archives LA PRESSE canadienne

Le camp du Oui lors de la soirée référendaire du 30 octobre 1995

PAUL – Le mot résilience touche à quelque chose… La résilience, c’est une façon de gérer un choc. Le référendum en était un. Mais pour gérer le traumatisme, on l’a enterré. Même des fédéralistes espéraient une réforme et elle n’a jamais eu lieu. Pourtant, on fait comme si tout était réglé.

Parizeau disait qu’un peuple ne peut pas rester tendu en permanence comme une corde. Il doit se relâcher. Mais il dure longtemps, le relâchement. On est une nation inachevée. Le Québec n’a pas encore signé la Constitution, il baisse démographiquement dans le Canada et l’indépendance est dans un cul-de-sac. Ça explique beaucoup de choses dans nos débats identitaires actuels…

PATRICK — Très juste, nous sommes une nation (une Nation, ’scuse) inachevée, qui n’a pas d’État indépendant à 100 %. Dans le quotidien, ça ne rend pas la moyenne des ours plus malheureux. Nous avons eu deux fois l’occasion de faire le pays et, depuis 1998, le seul parti qui fait de l’indépendance sa priorité est dans une lente chute qui risque de finir en crash le 3 octobre. En ce sens, la CAQ donne au Québec ce qu’il aime : l’affirmation nationale sans la rupture avec le Canada… Il disait quoi, déjà, Yvon Deschamps ?

PAUL – Il disait : un François Legault fort dans un Canada uni. Mais sans blague, il me semble qu’une personne qui est vraiment fière n’a pas besoin de le hurler. Le slogan « fierté » de la CAQ ressemble à un cri pour se rassurer, pour se convaincre qu’on existe encore. Mais la fierté n’est pas un projet politique, c’est une émotion. J’ai l’impression que la CAQ propose une version psychologique de l’indépendance. On se referme sur notre bulle québécoise en se disant que le Canada, c’est ailleurs et c’est loin. Mais ça reste notre pays.

PATRICK — Mais justement, les caquistes comprennent quelque chose sur l’âme de la majorité des Québécois. La fierté n’est pas un projet politique, je suis d’accord : le discours de fierté de la CAQ est une façon de ne pas aborder ce qu’elle tarde à réparer. Mais donner aux Québécois de l’affirmation sans rompre avec le Canada, c’est une sorte de projet politique. Je regarde les mêmes sondages que toi et… ça marche. Les libéraux à la Bourassa savaient faire cela. Depuis Charest, non.

PAUL – En effet. Mais l’affirmation, elle signifie quoi ? On se défend plus qu’on s’affirme. On se défend contre le bilinguisme, on se « protège » contre les signes religieux. C’est une position de repli, au sens stratégique du terme. Mais bon… Me voilà parti pour faire une autre analyse à la limite du chialage, et comme tu sais, le dimanche n’est pas fait pour chialer.

Tu parles du succès de M. Legault. Je dirais qu’il s’explique beaucoup par son style très québécois : un mélange de bonhommie et de candeur, juste assez populaire et sanguin pour paraître authentique. Macron, ça ne fonctionnerait pas chez nous. Trump non plus.

Photo ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le premier ministre François Legault discute avec des citoyens de Sainte-Rose à Laval, le mois dernier

PATRICK — Hey, on s’égare dans les méandres politiques. Mais je reviens à la fierté. Je n’ai pas la fierté ostentatoire. J’ai la fierté discrète. Je dois te dire que les spectacles de la Saint-J…, euh, de la fête nationale me donnent du bonheur. Notre musique est à l’image de notre culture : vibrante, diversifiée, vivante. Si on aime la diversité culturelle, le Québec est un îlot de diversité dans une mer anglophone continentale. Dans cette mer anglo, il y a une diversité. Mais la nôtre a ceci d’exceptionnel qu’elle est principalement française. Il y a un miracle culturel dans cette survie. Je trouve que la musique est un exemple de ce miracle.

PAUL — Je me souviens de la première fois que j’ai mis Le dôme de Jean Leloup dans mon Discman. J’étais ado et je réalisais que la musique québécoise pouvait être cool. J’écoute beaucoup de musique en anglais, mais avec les artistes d’ici, quelque chose de spécial se passe. En télé aussi. Série noire, c’est exceptionnel. Ça m’a presque fait aimer l’hiver. Presque. Pourquoi ça me touche plus ? C’est difficile à décrire… Ce n’est pas du nationalisme, du patriotisme, ni de la fierté. Juste l’impression de partager des références, j’imagine.

Photo Robert Skinner, archives La Presse

Koriass, Jenny Salgado et FouKi lors du spectacle de la fête nationale au parc Jean-Drapeau en 2019

PATRICK — Ah, je pense que je suis un tantinet plus chauvin que toi, camarade. Quand je regarde 1987 dans un avion, je me dis : « Il y a un p’tit peu de nous autres là-dedans. » Quand je vois nos entreprises briller ailleurs, même chose. Quand le cinéma français a le béguin pour Antoine Bertrand, idem pour Charlotte LeBon, je me dis silencieusement : « Attaboy. » Quand Arcade Fire triomphe, je me dis aussi qu’il y a un p’tit peu de notre esprit dans ses chansons, puisqu’ils sont établis à Montréal. Ni meilleurs ni pires que les autres, nous, Québécois, faisons partie du monde. La Saint-Jean est un rappel de ça.

PAUL – La « FÊTE NATIONALE », Patrick… Compare-la avec l’Independence Day. Le patriotisme américain est démesuré. Presque oppressant, conquérant. Le nationalisme des grandes puissances dérange. Pas celui des plus petits. Fernand Dumont disait que si le Québec était aussi puissant que les États-Unis, il ne serait pas nationaliste.

PATRICK — Paul, le nationalisme, c’est comme la masculinité. Des fois, c’est toxique, des fois, non. Le nationalisme américain commence à m’inquiéter. Celui des Chinois et des Russes aussi…

PAUL – Ils manquent d’humour, c’est certain… Je n’aime pas les gens et les peuples incapables de rire d’eux-mêmes. Mais j’avoue que je ne déteste pas ça, voir que le Québec a été précurseur pour le mariage gai, l’aide médicale à mourir et les garderies au rabais. C’est pas mal, non ?

PATRICK — Allez, bonne Saint-’ean, comme on dit au Lac !