Que voulons-nous permettre ou entreprendre, construire ou détruire, embellir ou gâcher ? Où voulons-nous vivre et quel souci, quel amour avons-nous pour ce territoire où se vivent et se mettent en commun nos existences ?

La réponse peut commencer par cette autre formule : nés ici ou venus d’ailleurs, que ce soit du Nord ou des tropiques, nous avons le Québec en partage. Ce partage se décide et se définit chaque instant, en chaque lieu : dans telle rue ou ruelle de La Petite-Patrie ou de Limoilou, telle ferme laitière entre Sainte-Élizabeth-de-Warwick et Victoriaville, telle forêt des environs de Val-d’Or, telle construction à Coaticook ou à Mashteuiatsh. Là se concrétise d’abord notre souveraineté ou notre démission.

Que signifie exactement la formule : nous avons le Québec en partage ? D’abord, cela veut dire que nous choisissons de faire de ce territoire à la fois géographique et politique l’espace de nos vies, que nous y consentons. Nés ici ou arrivés plus ou moins récemment, nous pourrions partir ou repartir. [...] Le fait de demeurer ici peut certes résulter d’une absence de choix, être commandé par la pauvreté et les contraintes inéluctables qui font qu’une migration serait impossible ou extrêmement pénible.

Mais il est probable que, dans la majorité des cas, ce choix de rester obéit à un certain attachement, au sentiment que ce territoire est habitable, qu’une vie personnelle et familiale, un travail, une profession, des loisirs, des amitiés, des liens sociaux et une condition citoyenne convenable, dans le cadre d’un État de droit, y sont possibles.

La vraie question est celle de savoir si je vivrais mieux et plus heureux ailleurs.

Demeurer, rester : ces mots n’ont-ils pas des relents de Maria Chapdelaine, ne sont-ils pas un comble de permanence tranquille, de consentement à l’inertie ? Bien au contraire, il me semble que la sédentarité apparaît plus que jamais aujourd’hui comme un acte, un défi, un projet. [...] Depuis l’aménagement des villes, la protection et l’exploitation des terres agricoles jusqu’à un Nord qui fait rêver mais qui demeure peu accessible et trop peu connu, le rapport au territoire concerne des vies réelles et mobilise une conscience collective, il appelle des politiques, ouvre des perspectives. On parle beaucoup et avec raison des mouvements migratoires contemporains, mais l’itinérance comme mode de vie est un choix exceptionnel. Il suffit de connaître un tant soit peu l’histoire des Juifs du Québec pour saisir combien ce peuple [...] a manifesté au Québec et surtout à Montréal d’extraordinaires aptitudes à l’occupation de l’espace urbain. Tant par la mise sur pied de nombreuses institutions nécessaires à la vie sociale (éducation, santé, services communautaires, lieux culturels et religieux) que par ses artistes occupés à peindre ou à écrire la ville, les Juifs ont contribué à faire apparaître une urbanité à laquelle la culture et la littérature canadiennes-françaises demeuraient quelque peu réfractaires avant l’âge de « l’arrivée en ville ».

Comme l’ont montré Régine Robin, notamment dans son roman La Québécoite, et Naïm Kattan, dans Les villes de naissance, la migration est toujours l’expérience d’une superposition des territoires, par un effet de palimpseste qui fait transparaître des couches anciennes de signes et de référents sous ceux qui se présentent à l’arrivée. J’ai été frappé par le récit de Joséphine Bacon, qui raconte, dans le film documentaire Je m’appelle humain, qu’arrivée à Montréal depuis sa terre innue de Pessamit, elle arpentait à pied les rues et les quartiers de la ville avec le flair et la curiosité heureuse d’un chasseur. La grande ville étrangère laissait ainsi affleurer le territoire traditionnel, les signes et les pratiques du pays natal. N’est-ce pas aussi l’expérience migratoire de très nombreux Québécois venus en ville de leurs régions : une superposition des références dont on retrouve de nombreuses traces dans la poésie de Gaston Miron. [...]

Le territoire est à la fois un besoin et une ouverture, un fait quotidien qui commence par le voisinage et l’espace même d’une culture et d’un imaginaire. C’est là, concrètement, que se conjuguent notre réalité physique et notre qualité d’êtres interprétatifs, déchiffreurs de signes, plongés dans l’altérité du monde, à la fois dans sa présence matérielle et dans sa texture temporelle. C’est là, sur un site et face à des horizons, que surgissent les visages humains, leurs énigmes, leurs soucis, leurs désirs, leurs souffrances. Je ne peux concevoir mon propre parcours poétique et pédagogique sans cette expérience à la fois existentielle et littéraire du territoire, la vie et les livres n’ayant cessé de dialoguer et de se féconder mutuellement pour constituer une référence québécoise plurielle.

Géographies du pays proche Poète et citoyen dans un Québec pluriel

Géographies du pays proche Poète et citoyen dans un Québec pluriel

Éditions du Boréal, 2022

256 pages

Qui est Pierre Nepveu ?

Poète, essayiste, romancier, il a enseigné la littérature pendant 37 ans, principalement à l’Université de Montréal, qui lui a décerné le titre de professeur émérite. Son travail de critique et d’essayiste est orienté vers les mutations et les migrations de l’identité québécoise à travers sa littérature, située dans le contexte plus large des Amériques.