Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Marie Laberge.

Quand j’étais petite, une de mes sœurs pleurait beaucoup. Un jour où je l’ai trouvée en larmes, j’ai essayé de savoir ce qui lui était arrivé. Entre deux sanglots déchirants, elle m’a dit : « Je pleure parce que j’aime ça ! »

J’étais très embêtée parce que ça signifiait que je n’arriverais ni à la consoler ni même à améliorer un peu son sort. Elle se réfugiait dans les larmes comme d’autres le font dans le chocolat.

Pourquoi j’évoque ce souvenir ?

Depuis quelque temps, j’ai l’impression désagréable que beaucoup de gens s’autorisent l’expression de sentiments autrefois tabous dans la sphère publique. Et même privée si on considère que « tu devrais te tuer » est un conseil qu’on n’a pas à entendre que ce soit publiquement ou privément.

Je parle de la rage qui explose, de la haine qui la sous-tend. Je parle de toutes ces lignes anonymes qui hurlent des sentiments qui vont de l’agacement féroce à la brutale intolérance en passant par l’envie de tuer l’opinion de l’autre quand ce n’est pas d’éliminer carrément son auteur.

En quoi, pourquoi les évènements ou les comportements de nos semblables sont-ils devenus soudain si insupportables ? Si agressants qu’ils stimulent des réactions aussi absolues ?

Oui, je sais, la pandémie… Ces deux ans d’une expérience difficile pour la plupart des gens, ce moment arrachant pour ceux qui y ont perdu leur santé ou des êtres chers, ces deux ans seraient en partie responsables des excès de bile et de violence. Je trouve qu’elle a bon dos, la COVID-19. Alors qu’on a appris à se protéger et à protéger l’autre, à le considérer dans son éventuelle détresse, sa solitude, il s’en est trouvé pour regarder l’autre comme un empêchement, une forme de coercition et même une condamnation. Le refus de l’autre a alors commencé à régner. Pour certains, c’est devenu plus venimeux que le virus. Mais à quoi ça sert de laisser jaillir la haine, le rejet, à la plus petite occasion – je sais, elles ne manquent pas ? Si au moins ça soulageait ! Mais ça ne fait que s’exalter, s’amplifier jusqu’à prendre des proportions démesurées. La violence se nourrit d’elle-même davantage que du sujet qui la suscite, la violence est une cannibale qui nous dévore avant de mordre l’autre. La haine nous enlaidit avant de salir son destinataire. Et on en vient à aimer la sensation de faux pouvoir que procure l’expression de cette rage.

S’indigner, se révolter, essayer de rendre le monde meilleur ou légèrement plus humain ne veut pas dire assommer et haïr voluptueusement ceux que l’on considère comme responsables de ces maux. Ce qui provoque les plus valeureux combats, les plus nobles batailles, ce n’est pas la haine, c’est la foi : croire en quelque chose ou quelqu’un et tenter de convaincre par des arguments et non pas en s’acharnant à coups de jugements épicés de fiel.

La rage ou même la haine qui mijote en nous, on a intérêt à l’éliminer, à la calmer. Parce que se mettre à invectiver, à gueuler son mépris, ce n’est que l’expression d’une impuissance.

Être soumis à sa rage intérieure, c’est l’inverse d’être libre. Bien sûr que certains jours, je bous de colère… mais lui céder me semblerait tellement stérile. Aimer pleurer ne tarissait pas les larmes de ma sœur et ne la consolait de rien.

Aimer haïr dessèche et isole. Les gens qui aiment haïr me font peur parce que ça constitue le contraire de combattre, l’inverse de s’opposer et de lutter. Accabler d’injures, abreuver « l’adversaire » de mots orduriers, de doigts d’honneur et de vœux de destruction, ça ne permet qu’une chose, la dissension cacophonique. Ça éloigne toute forme de pensée ou même d’argumentation sensée.

C’est l’homme de théâtre Bertold Brecht qui a dit – je cite de mémoire : « Nous le savons pourtant, même la haine de l’intolérance mène à l’intolérance. »

Évidemment, il avait raison.

Haïr, ça a l’air dynamique, comme ça, sur le coup, mais c’est du poison qu’on se verse et qu’on boit en espérant tuer l’autre.

Ma petite sœur devenue grande ne pleure plus, sauf si un vrai malheur survient. Son rire me ravit. Et elle rit souvent.