Parfois, Bob Rae hésite. Il consulte alors sa femme, Arlene. « Est-ce que je pourrais écrire ça ? » Elle lui répond : « Non, mauvaise idée. Attends un peu. » Prends le temps de réfléchir. Résiste à l’impulsivité.

Mais le plus souvent, Bob Rae gazouille. Sans retenue. Sans mettre de gants blancs. Et ce n’est pas parce qu’il est maintenant ambassadeur du Canada auprès des Nations unies qu’il s’en prive. Bien au contraire.

Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, Bob Rae s’est révélé comme l’un des plus virulents critiques de Vladimir Poutine, qu’il n’a pas hésité à qualifier d’« horrible successeur de Staline » sur Twitter.

L’ambassadeur ironise, se scandalise, répond à la propagande russe en 280 caractères bien tassés. Le moins diplomate de tous les diplomates qui peuplent la ville de New York bouscule les conventions.

C’est que Bob Rae est un homme en colère. Pour lui, impossible de rester diplomate, justement, face à une superpuissance qui entreprend de mettre un pays à sa botte en bombardant ses villes et ses villages, en violant ses femmes et en massacrant sa population civile. « On ne peut pas rester silencieux face à cette situation. Il faut la décrire comme elle est. »

L’exposer dans toute sa cruauté.

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Ainsi, c’est avant tout l’horreur de cette guerre qui explique la brutale franchise du diplomate sur Twitter. Mais il n’y a pas que cela. Après 50 ans de vie publique, Bob Rae a développé une allergie profonde à la langue de bois.

En 2016, il a écrit What’s Happened to Politics, une charge contre cette pratique, répandue chez les élus, d’éviter les débats en faveur de courtes « clips » répétées ad nauseam pour le bulletin de nouvelles. « Le discours politique est devenu beaucoup moins substantiel qu’il ne le devrait », regrette-t-il en vidéoconférence de sa résidence de New York.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Bob Rae

À 73 ans, l’ancien premier ministre néo-démocrate de l’Ontario – et ancien chef par intérim du Parti libéral du Canada – s’est juré de ne plus jamais parler pour ne rien dire. Plus jamais, les mots creux. Même aux Nations unies. Surtout aux Nations unies, en fait.

« Dans le job que je fais, c’est important de communiquer avec les gens avec autant de candeur que possible. »

Au 71e jour de l’invasion en Ukraine, le Conseil de sécurité de l’ONU a diffusé une déclaration dans laquelle il exprimait sa « profonde inquiétude » quant au maintien de la paix et de la sécurité dans ce pays.

Les mots employés étaient tellement timides, tellement vides de sens qu’ils ont inspiré un « poème ironique » à Bob Rae. Le 8 mai, l’ambassadeur écrivait sur Twitter :

#Impotence

The UN Security Council is « deeply concerned »

When mothers are slaughtered and babies are burned

Le Conseil de sécurité de l’ONU est « profondément préoccupé » quand des mères sont massacrées et des bébés sont brûlés. En deux lignes, Bob Rae résumait la choquante incapacité du Conseil de sécurité de l’ONU à faire quoi que ce soit pour mettre un terme à la guerre en Ukraine.

Cette impuissance le révolte. « Cela a pris des mois pour avoir une déclaration du Conseil de sécurité. Ce n’est même pas une résolution, c’est une déclaration qui ne dit rien. “On est préoccupé”, qu’est-ce que ça veut dire ? »

Le nœud du problème, dit Bob Rae, c’est le droit de veto conféré aux cinq membres permanents – dont la Russie – du Conseil de sécurité de l’ONU. « Aussi anachronique qu’antidémocratique », ce droit de veto est inscrit dans la charte des Nations unies. On ne peut le retirer sans modifier la charte. Mais pour modifier la charte, il faut l’assentiment des membres permanents, qui n’ont aucun intérêt à perdre leur droit de veto...

Bref, c’est la paralysie.

Dans ce contexte, l’ONU sert-elle encore à quelque chose ?

« C’est une organisation humanitaire », répond Bob Rae. Le Programme alimentaire mondial, le Haut-Commissariat aux réfugiés et d’autres agences de l’ONU effectuent un travail remarquable.

Mais on doit reconnaître le problème : dans cette crise particulière, l’ONU n’a pas pu apporter une réponse à cette guerre d’agression.

Bob Rae

« Parce que c’est une guerre d’agression, insiste Bob Rae. C’est une guerre de destruction totale. » Pas une « opération militaire spéciale », comme le clame Vladimir Poutine dans sa novlangue.

« Nous vivons dans un monde orwellien », laisse tomber l’ambassadeur, qui a été marqué, dès l’adolescence, par les œuvres de George Orwell.

La dystopie décrite par l’auteur de 1984 lui a rarement semblé si proche de la réalité. « Le monde est rempli de mensonges, de propagande et de désinformation. Il faut occuper l’espace pour répliquer. Attaquer les sources de la désinformation. » Surtout, ne pas se taire.

« En ce moment, c’est la Russie qui affirme des choses absolument fausses sur la guerre en Ukraine. Je pense qu’il est nécessaire de les corriger. » Il ne perd pas une occasion de le faire. À propos de la déclaration du Parti communiste russe qui appelle sur Twitter à libérer l’Ukraine du fascisme, il rétorque : « Du pur délire. Regardez-vous dans le miroir, les gars. »

À un officiel russe qui s’étonne, sur la même plateforme, de voir la Finlande et la Suède vouloir rejoindre l’OTAN, il réplique : « Ainsi, vous tuez des dizaines de milliers de personnes, vous détruisez des villes entières, puis vous êtes déconcertés lorsque d’autres cherchent à se protéger. Lorsque vous agissez sous le coup de l’impulsion, avec cruauté et esprit de vengeance, ne soyez pas surpris des conséquences. »

Étrange sursaut de l’histoire : Bob Rae occupe le siège qu’a occupé il y a 50 ans son propre père, Saul Rae, diplomate de carrière. « Il m’aurait probablement demandé : qu’est-ce qui t’a pris autant de temps ? »

Après un détour de cinq décennies en politique, Bob Rae était peut-être destiné à suivre les traces de son père. Mais il n’aurait pas pu prévoir qu’il atterrirait dans ce siège au moment où l’ONU traverse l’une des périodes les plus périlleuses de son histoire.

On est dans un moment historique. Un moment de crise, de changements et de décisions existentielles pour le monde et pour ceux qui croient en la liberté, en la démocratie et en l’importance du droit international.

Bob Rae

Un moment charnière, où il faut dire les choses comme elles sont. Et ne rien laisser passer.

« Une victoire de M. Poutine serait un désastre, une catastrophe, et pas seulement pour les Ukrainiens. » Elle mènerait à d’autres conquêtes russes, en Géorgie, en Moldavie, dans les pays baltes...

Comment résister ? « Nous devons soutenir l’Ukraine, militairement et de toutes les façons que nous le pouvons, avec pour seule condition de ne pas élargir le conflit », répond Bob Rae. Parce que s’engager dans une escalade avec une puissance nucléaire, ça ne serait pas qu’un désastre ou une catastrophe. Ce serait un cataclysme.

« Il faut toujours penser aux conséquences de nos interventions et s’efforcer de ne pas agir de façon impulsive, dit Bob Rae. Ce sont les actions impulsives qui causent des problèmes, dans la vie privée et dans la vie publique. » Et sur Twitter, comme le lui rappelle parfois sa femme.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Deux cappuccinos par jour, seulement le matin.

Une personne qui m’inspire : Nelson Mandela

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : George Orwell et Albert Camus, ce serait vraiment intéressant. Bill Clinton ; toujours une bonne conversation. Eleanor Roosevelt, qui était une femme intelligente et qui, comme moi, jouait du piano.

Le dernier livre que j’ai lu : Je lis deux livres en ce moment : This Will Not Pass, de Jonathan Martin et Alexander Burns, sur les dernières élections américaines. Et Putin’s People, de Catherine Belton, ancienne correspondante à Moscou du Financial Times.

Un évènement historique auquel j’aurais aimé assister : La fondation des Nations unies. Si j’avais été là, peut-être qu’il n’y aurait pas de droit de veto...

Qui est Bob Rae ?

  • Né le 2 août 1948 à Ottawa
  • Diplômé en droit de l’Université de Toronto
  • Élu pour la première fois comme député fédéral néo-démocrate en 1978, à l’âge de 30 ans. Il sera élu à 10 reprises par la suite, à la Chambre des communes et à la législature de l’Ontario.
  • Premier ministre néo-démocrate de l’Ontario d’octobre 1990 à juin 1995
  • Chef intérimaire du Parti libéral du Canada de 2011 à 2013
  • Nommé ambassadeur du Canada auprès des Nations unies le 6 juillet 2020
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