Les temps sont durs pour Netflix. Le géant du numérique a perdu 200 000 abonnés au premier trimestre de 2022 et s’attendait à en perdre… 2 millions d’ici juillet. Faut-il y voir un chant du cygne ou le signe d’une occasion à saisir pour les diffuseurs québécois ?

Quelles conclusions faut-il en tirer au Québec ? L’éclatement de la bulle Netflix annonce-t-il la fin des plateformes de diffusion telles que nous les connaissons ?

« C’est beaucoup une question de prospective. Bien malin est celui qui est capable d’avoir une réponse assurée à ce genre de questions, croit Pierre Barrette, directeur de l’École des médias de l’UQAM. Le fait que Netflix perde des abonnés ne m’étonne pas tellement. C’était prévisible avec la multiplication des plateformes. »

Pendant un certain temps, Netflix a réussi à implanter dans l’esprit d’une majorité de ses abonnés l’idée qu’elle était LA plateforme numérique incontournable. Sauf qu’on a fini par comprendre que ses films prestigieux (parmi lesquels Roma, The Irishman et The Power of The Dog) et ses grandes séries internationales (The Crown, La casa de papel, Squid Game) étaient des exceptions qui confirment la règle.

Une appréciable proportion du contenu proposé par Netflix tombe dans la catégorie « du réchauffé pour le nostalgique en vous » ou celle de « versions médiocres de séries à succès que vous avez aimées ». En témoignent la quantité de navets qui se retrouvent dans la liste de ses films les plus populaires.

Plusieurs – j’en suis – ont eu l’impression pendant la pandémie d’« avoir fait le tour de Netflix », c’est-à-dire des contenus originaux susceptibles de les intéresser. Ce qui ne serait pas étranger à la soudaine baisse de régime du service, constatent des experts.

La pandémie a fait croire à un nouveau paradigme… et à la fin des salles de cinéma. Les cinémas ont plutôt consolidé leur place dans la diffusion de superproductions (et, dans une moindre mesure, de films d’auteur), si bien que même Netflix cherche désormais à obtenir sa part de la tarte des recettes aux guichets en présentant ses films en salle.

L’expérience collective de la salle de cinéma n’a pas encore perdu son pouvoir d’attraction. Découvrir un film au cinéma ou dans son salon est aussi différent que de rencontrer un collègue en personne ou de lui parler par Zoom.

Il n’empêche que c’est un long métrage distribué exclusivement par une plateforme numérique (Apple TV+), le très moyen CODA, qui a remporté cette année l’Oscar du meilleur film.

Depuis deux ans, les adeptes du Netflix and chill ont découvert les films et séries « incontournables » d’Amazon Prime, de Crave, de Disney+ ou d’Apple TV+. Le hic, c’est qu’il faut désormais s’abonner à plusieurs plateformes, dont les tarifs semblent augmenter au rythme de l’inflation, comme à autant de chaînes de télévision si l’on ne veut rien rater des discussions sur les réseaux sociaux (qui ont remplacé la machine à café).

L’automne prochain, je devrai être abonné à deux plateformes spécialisées dans le soccer pour ne rien manquer des compétitions qui m’intéressent. Ajoutez à cela le câble, un abonnement à une plateforme de cinéma de répertoire (Criterion Channel) et, bien évidemment, la « facture télé » commence à être très salée.

Pour retenir leurs clients, les plateformes numériques proposent de plus en plus des épisodes à la petite semaine, comme les chaînes de télévision. « Netflix et les autres plateformes comme Tou.tv se rendent compte que ce n’est pas payant pour elles de rendre disponibles simultanément tous les épisodes d’une série, constate Pierre Barrette. Les gens regardent la série puis se désabonnent. » C’est ce que j’ai moi-même fait dans le temps des Fêtes, afin de rattraper toutes les saisons de Succession.

Et la télévision québécoise ?

La multiplication des plateformes se fait-elle au détriment de celles associées à nos télédiffuseurs ? Pas si l’on en croit ceux qui les dirigent…

« La bonne nouvelle dans la tendance qu’on voit en ce moment dans le marché, c’est que les gens sont maintenant prêts à avoir plus qu’un service de vidéo sur demande. Ils les additionnent. Il y a une belle occasion pour nous d’arriver avec une offre locale, près des racines des gens », estime Yann Paquet, vice-président, stratégie et affaires internationales, chez Québecor Contenu.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Denis Dubois, vice-président contenus originaux de Québecor

C’est clair que nous souhaitons vraiment occuper le territoire québécois et nous positionner avec le type de productions originales que Netflix ou Amazon ne pourront jamais faire autant que nous.

Denis Dubois, vice-président, contenus originaux, chez Québecor Contenu, qui est notamment à la tête de la programmation de Club illico

Les abonnements aux plateformes en ligne ont dépassé pour la première fois au Québec ceux de la télé traditionnelle l’automne dernier, selon un récent sondage de l’Académie de la transformation numérique (ATN) de l’Université Laval. Parmi les répondants, 71 % sont abonnés à au moins un service payant de visionnement en ligne. Netflix, avec un taux d’abonnement de 57 %, domine tous les autres (Prime Video, Disney+, Crave, etc.). Les plateformes québécoises les plus populaires, Club illico (16 %) et l’Extra d’ICI Tou.tv (9 %), arrivent loin derrière.

Ce qui ne veut pas dire pour autant que le public québécois a abandonné la télévision traditionnelle. Selon un rapport de l’Observateur des technologies médias (OTM) rendu public le 11 mai, 75 % des ménages francophones au Québec restent abonnés à la télévision. « Malgré la popularité grandissante des VSDA [Netflix, Prime Video, etc.], les francophones consacrent plus de temps à regarder la télévision traditionnelle », conclut l’OTM.

« Les chaînes québécoises ont des stratégies à mettre en place avec leurs plateformes, et le public développe ses propres tactiques de résistance », constate Pierre Barrette, qui prévoit que la télévision traditionnelle (ou linéaire) et les plateformes numériques vont se ressembler de plus en plus. « Il y a déjà une espèce d’équarrissage par les deux bouts », dit-il.

Dans 15 ou 20 ans, ce qui risque d’arriver, c’est qu’on aura accès à tous ces contenus selon différentes modalités, et on ne fera plus la différence. Ce sera une véritable télé intelligente. On n’aura pas le choix d’en arriver là. Pour l’instant, les modèles économiques sont tellement différents, tellement en contradiction les uns avec les autres, qu’ils sont en guerre féroce.

Pierre Barrette, directeur de l’École des médias de l’UQAM

Les plateformes québécoises peuvent certainement faire mieux, croit le directeur de l’École des médias de l’UQAM. « Le jour où il y aura une véritable plateforme québécoise qui rend compte de l’ensemble des contenus et qui offre des tarifs progressifs, je pense que le modèle économique pourra être viable. Mais pas tant que Québecor et Radio-Canada ne réussiront pas à s’entendre. »

Peut-on, et doit-on, espérer la création d’un « Netflix québécois » ?

« J’entends ça et j’entends Panier bleu ! », dit l’auteur Jean-Philippe Baril Guérard, qui a scénarisé l’adaptation de son roman Manuel de la vie sauvage pour la chaîne Séries Plus. « Je pense qu’il devrait y avoir plus de collaboration entre les diffuseurs, mais c’est un vœu pieux. Pendant qu’on s’obstine dans notre village avec nos chicanes de clochers et de clôtures, il y a l’armée romaine qui arrive et qui menace de nous manger tout rond ! »

Il est plus qu’urgent d’encadrer davantage les plateformes numériques, croit Jean-Philippe Baril Guérard qui, comme plusieurs, a l’impression que Netflix s’est surtout donné bonne conscience en finançant le premier long métrage de Patrice Laliberté, Jusqu’au déclin.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

L’auteur Jean-Philippe Baril Guérard

J’étais vraiment content quand Netflix a annoncé ses investissements au Québec et que ça a donné Jusqu’au déclin. Mais on dirait qu’il n’y a pas de suivi, que c’était plus par besoin de bien paraître.

Jean-Philippe Baril Guérard, auteur qui a scénarisé l’adaptation de son roman Manuel de la vie sauvage pour la chaîne Séries Plus

Québec reste manifestement un parent pauvre de Netflix. Des séries québécoises comme M’entends-tu ? s’y trouvent actuellement, mais d’autres, comme Série noire, n’y sont plus pour des questions de droits de licence non renouvelés. La plateforme présente par ailleurs le meilleur (Incendies, Monsieur Lazhar, Mommy) comme le pire (Nitro Rush, Trip à trois, Filière 13) de notre cinéma.

« On ne peut se fier à la bonne foi des plateformes de streaming. Mais si on ne peut pas les forcer à produire du contenu québécois, est-ce qu’on pourrait au moins leur demander de présenter le contenu québécois bien en vue sur leur page d’accueil ? », demande Jean-Philippe Baril Guérard. Il me semble aussi que ce serait un strict minimum.

50 %

Pour la première fois, Netflix est passé cette année sous la barre des 50 % de parts de marché des services du même genre. Ce premier recul de la populaire plateforme depuis ses débuts s’explique en partie par la fermeture de son service en Russie. Mais ça n’explique pas tout.

Rejoindre les jeunes : mission possible ?

L’une des plus grandes préoccupations des télédiffuseurs québécois est bien sûr de renouveler leur auditoire. Alors que 75 % des 55 ans et plus ont un abonnement à la télé traditionnelle, selon le sondage réalisé par l’Université Laval, seulement 53 % des 18-34 ans sont toujours câblés. Et la tendance est à la baisse depuis une décennie.

« C’est à nous d’être à l’écoute et de suivre cette génération des 18-34 ans, croit Denis Dubois, qui a été cinq ans directeur des programmes de Télé-Québec avant de migrer vers Québecor en 2019. Généralement, lorsque les jeunes atteignent l’âge de 35 ans, ils commencent peut-être à avoir une hypothèque, un début de famille et à être un peu plus sédentaires. Je pense qu’on se doit, comme industrie au Québec, d’être à l’affût. On a un devoir d’essayer d’innover. C’est comme ça qu’on va réussir à les attirer. »

Les jeunes ne regarderont pas la télévision québécoise « par pitié », comme me l’a fait remarquer récemment un lecteur dans la jeune trentaine. On ne peut pas culpabiliser les 18-34 ans parce qu’ils ne s’intéressent pas à nos contenus, croit aussi Jean-Philippe Baril Guérard. Mais il faut se battre pour les valoriser en se donnant les moyens de nos ambitions.

« Je pense que certains diffuseurs sont vraiment vedge et en retard », dit l’auteur du roman Haute Démolition, qu’il adapte aussi pour la télévision.

J’ai 33 ans, je n’ai jamais eu le câble de ma vie et c’est le cas de la plupart des gens autour de moi. Je dirais même que la plupart des gens autour de moi n’ont même pas de télé. Ils regardent des séries sur leur laptop ou leur tablette. Je sens une grande déconnexion des gens de ma génération vis-à-vis du contenu québécois, parce qu’il n’est pas facilement accessible pour eux.

Jean-Philippe Baril Guérard, comédien et auteur

Je constate ce même angle mort pour la télévision québécoise chez les jeunes que je côtoie, qui sont surtout friands du contenu des plateformes américaines. Il y a des raisons d’être pessimiste, croit Pierre Barrette, qui estime que les efforts des réseaux pour rejoindre un plus jeune public ne sont peut-être pas assez importants ou bien menés. Il enseigne à l’École des médias de l’UQAM à des étudiants du baccalauréat dont le principal lien avec la télévision québécoise est la téléréalité (Occupation double, etc.).

Le défi des télédiffuseurs québécois, admet Denis Dubois, est d’attirer les jeunes sans pour autant s’aliéner leur public de base, qui a plus de 55 ans. « Il faut trouver un équilibre, dit-il. On a l’obligation de ne pas perdre de générations. »

Si l’on souhaite séduire un nouveau public, il faudra se permettre de cibler des microauditoires, croit Jean-Philippe Baril Guérard. « Quand tu fais un pitch au Québec, le diffuseur s’attend toujours à ce que tu écrives un paragraphe sur l’auditoire visé. Sauf que l’auditoire désiré par le diffuseur doit toujours être de 18 à 88 ans, partout au Québec ! À partir du moment où tu commences à dire que ton show s’adresse à un bassin plus restreint, on te dit qu’on ne veut quand même pas perdre le grand public… »

Le comédien et auteur regrette qu’il n’y ait pas en ondes en ce moment un équivalent québécois, par exemple, d’Euphoria (une série de HBO Max, diffusée sur Crave).

Ce qui me déçoit beaucoup, c’est que c’est difficile pour une série québécoise d’être cool. Le vernis de cool est tough à trouver quand on fait des affaires “matante”. Les shows qui pognent le plus depuis quelques années aux États-Unis, ce sont ceux qui s’adressent à des sous-segments de la population. Si on veut plaire à tout le monde, on ne va faire tripper personne.

Jean-Philippe Baril Guérard

Denis Dubois, qui a mis en ondes M’entends-tu ? lorsqu’il était à Télé-Québec et qui a ensuite attiré Florence Longpré (Audrey est revenue, Le temps des framboises) et Xavier Dolan (La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé) chez Club illico, est bien d’accord qu’il faut prendre des risques. « Il faut s’enlever les doigts de dans le nez, dit-il. On est condamnés à ne pas s’asseoir sur nos lauriers et à faire toujours mieux. Parce que c’est sûr qu’il suffit de peu d’années pour que le vent tourne. »

Netflix a beau avoir perdu des plumes, les plateformes, à l’instar de l’hydre de Lerne, se sont multipliées et semblent plus fortes que jamais après deux ans de pandémie. Faut-il s’inquiéter pour la pérennité et l’avenir de notre culture face à ce géant numérique à plusieurs têtes ?

« Est-ce que ça nous inquiète ? Le mot est peut-être fort, répond Denis Dubois. C’est sûr qu’on doit en tenir compte et qu’on ne doit pas baisser les bras. Le compétiteur d’hier était notre voisin d’en face à Montréal. Aujourd’hui, il vient de partout à l’international. C’est à nous d’adapter nos stratégies. » Jean-Philippe Baril Guérard ne s’en fait pas outre mesure, lui non plus. « Je ne suis pas inquiet. Je suis trop occupé à tenter de renverser la tendance ! »