La tolérance s’impose comme valeur incontournable dans les sociétés pluralistes modernes. Au vu des exactions des régimes fascistes, dictatoriaux ou communistes autoritaires du XXsiècle contre leurs minorités, face aux quêtes de reconnaissance militantes des communautarismes ethnoculturels, on ne peut que reconnaître l’importance stratégique de cette valeur en tant que ciment d’un vivre-ensemble harmonieux.

Parallèlement à une mondialisation culturelle bien réelle, les diversités n’en sont pas moins en pleine expansion. La religion se décline en une multitude d’Églises, de sectes et groupuscules inspirés par les grandes religions de la planète. Les communautés ethnoculturelles se multiplient et se consolident localement au gré des migrations internationales. Les identités sexuelles se constituent en micro-communautés de genre en quête de reconnaissance. Marqueur fondamental d’un véritable humanisme respectueux de la diversité, la tolérance s’impose dans un tel contexte comme l’un des principaux principes éthiques qui doivent guider les sociétés pluralistes respectueuses des droits humains.

L’intolérance n’est plus seulement l’affaire des attitudes, des pratiques et des politiques d’une population majoritaire envers ses minorités. Elle s’exprime tout autant comme intolérance militante de groupes minoritaires envers les valeurs et les normes proposées démocratiquement par la société. Les repères moraux deviennent flous, alors que des pratiques historiquement tolérables ne le sont plus et qu’un processus de moralisation de l’agir ne cesse d’élargir le champ des devoirs que nous avons envers les Autres, la planète et l’humanité.

L’ouverture à l’Autre, majoritaire autant que minoritaire, constitue la condition première d’une entente consensuelle autour des balises définissant les limites et les conditions du vivre-ensemble harmonieux.

Pour relever ces nouveaux défis, une tolérance passive est insuffisante. Elle doit de plus être un engagement dans la promotion des droits universels de l’humain et un réel accès pour tous aux compétences individuelles et sociétales permettant à chacun d’exploiter au mieux sa liberté, selon la conception qu’il s’en fait.

Malheureusement, faut-il le reconnaître, les multiples interprétations orientées et détournements de sens dont cette valeur est l’objet la mettent en péril en la ramenant à une simple tolérance prétexte à toutes les formes d’instrumentalisation. Sa mission première de rapprochement de tous les humains au-delà des diversités de croyances et de pratiques est menacée. Sa signification profonde et sa pertinence se voient dénaturées par les usages intéressés qu’en font ceux qui la convoquent, par réflexe, face à ce qu’ils perçoivent comme étant des injustices et des discriminations. Les exemples analysés ici confirment que seule une tolérance critique de ses limites et engagée dans la promotion des conditions qui la rendent possible sera en mesure d’adoucir les tensions existantes entre les multiples communautés, ethniques, religieuses ou sexuelles en quête de reconnaissance. On peut déplorer le fait que les débats autour de la tolérance envers les minorités ethnoculturelles soient ramenés aux seuls rapports entre cultures. En amont, les causes de la diversification ethnoculturelle dans nos sociétés pluralistes résident d’abord dans des considérations économiques, en particulier le besoin de main-d’œuvre et d’immigrants investisseurs, afin de sécuriser la croissance. Pour être éthique, la discussion devrait aussi être recentrée sur des considérations humanitaires justifiant l’accueil de réfugiés politiques ou climatiques, donnant ainsi un sens moral et politique à l’accueil de l’Autre. Ramener la tolérance face à la diversité aux seuls enjeux « culturels » associés aux croyances et aux pratiques ethnoculturelles ou religieuses prive la tolérance d’arguments rationnels et éthiques tout en exacerbant les tensions.

C’est dans un tel contexte que nous devons revenir sur les conditions à respecter pour favoriser l’émergence d’une tolérance critique. La tolérance ne peut se satisfaire d’être abdication, neutralité, indifférence, relativisme paralysant ou pire, simple déférence envers la culture de l’Autre.

Tout ne mérite pas d’être toléré, surtout lorsque la tolérance implique l’acceptation d’empiétements sur des droits fondamentaux.

Bien sûr, il faut reconnaître l’importance de comprendre avant de juger, de resituer les croyances et les pratiques autres dans le contexte plus large (social, culturel, historique, politique) dans lesquelles elles prennent racine. Telles sont les leçons de ce que j’ai défini comme un relativisme méthodologique. On ne peut donc pas se replier sur un relativisme naïf qui se refuse à tout jugement sur les croyances et les pratiques sociales. La tolérance est engagement à lutter contre les dérives en termes d’injustice, de discrimination, de violence. Elle ne peut donc être promue dans sa seule forme passive, contemplative de la diversité, soumission ou respect paresseux de l’altérité. L’ouverture à l’Autre se conjugue malheureusement trop souvent avec une servilité face à tout promoteur d’une quête de reconnaissance identitaire. Le refus de critiquer l’Autre, nous l’avons vu, n’a rien à voir avec du respect, mais plutôt avec un paternalisme condescendant qui nie la capacité de l’Autre à justifier ses croyances et ses pratiques. Une telle tolérance n’est alors qu’abdication face aux devoirs d’analyse critique des conséquences positives et négatives des traditions et de leurs impacts sur ceux qui les portent. Ramener la tolérance à n’être qu’un simple devoir de ne pas offenser ne peut qu’en faire une tolérance destructrice des barrières qui préviennent la reproduction des pratiques porteuses d’injustices.

La tolérance pervertie

La tolérance pervertie

Éditions Les Belles Lettres, mai 2022

240 pages

Qui est Raymond Massé ?

Raymond Massé a fait carrière comme professeur d’anthropologie à l’Université Laval. Auteur de plusieurs ouvrages traitant des rapports entre culture, éthique et santé publique, il a mené des recherches ethnologiques sur plusieurs décennies dans les sociétés créoles postcoloniales des Antilles françaises et anglaises. Il s’est intéressé plus récemment aux contributions des sciences sociales à l’éthique et à la morale. Ses recherches portent aujourd’hui sur les défis de la tolérance face aux quêtes de reconnaissance dans lesquelles se sont engagées les minorités ethnoculturelles et religieuses des sociétés multiculturalistes.