(Phoenix) La Cour suprême des États-Unis serait sur le point d’enterrer l’arrêt Roe c. Wade, qui a légalisé l’avortement d’un bout à l’autre du pays. En résumé : un droit essentiel fait face à une menace existentielle. Car si ce verdict est rendu, l’avortement sera interdit dans plus de la moitié des États. Notre éditorialiste s’est rendu en Arizona, l’un des endroits où les opposants à l’avortement sont les plus agressifs… et les plus efficaces.

Un droit en sursis

Gabrielle Goodrick est médecin à Phoenix. Or, elle fait plutôt penser au capitaine d’un bateau pris dans une tempête qui dégénère. Les vents sont encore plus violents qu’hier et… moins que demain !

Car, voyez-vous, des manifestants viennent tous les jours s’indigner devant sa clinique d’avortement et harceler ses patientes.

Les élus de son État, l’Arizona, adoptent chaque année de nouvelles lois pour rendre sa vie – et celle des femmes qui la consultent – plus difficile.

Et la Cour suprême des États-Unis va probablement annuler très bientôt l’arrêt Roe c. Wade, qui a légalisé l’avortement d’un bout à l’autre du pays en 1973. L’Arizona serait frappé de plein fouet par ce verdict.

Gabrielle Goodrick est propriétaire de la clinique Camelback Family Planning, en plein centre de la ville de Phoenix. On pratique ici 3500 avortements par année, soit environ le quart du total annuel de son État.

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La Dre Gabrielle Goodrick, propriétaire de la clinique d’avortement Camelback Family Planning, à Phoenix

T-shirt bleu pâle, jeans noir et sandales Birkenstock aux pieds, cette femme de 54 ans a de quoi être ébranlée. Elle est pourtant d’un calme qui impose le respect.

Elle s’inquiète, mais nous rappelle que les faits sont têtus.

La légalité de l’avortement n’a rien à voir avec le nombre d’avortements. Que ce soit légal ou pas, il y en aura. La question est plutôt : est-ce que ce sera sécuritaire ou non ?

La Dre Gabrielle Goodrick, de la clinique d’avortement Camelback Family Planning

Il faut dire qu’elle en a vu d’autres.

Originaire du Maryland, elle a fait son baccalauréat à Montréal (McGill) et ses études de médecine au Vermont il y a une trentaine d’années. Elle nous raconte comment une clinique d’avortement de Burlington, à proximité de son école de médecine, a un jour été victime d’un raid de la part de militants. Ils étaient une centaine. Elle est allée prêter main-forte à l’équipe médicale sur place. « Ils ont envahi la clinique et certains se sont attachés à l’intérieur avec de la colle super glue. »

Elle a donc compris depuis longtemps que pratiquer l’avortement dans ce pays peut être dangereux. Même que pour certains, c’est un peu comme marcher sur un fil de fer suspendu entre deux gratte-ciel.

À l’entrée de sa clinique, elle affiche d’ailleurs une photo d’elle avec un médecin dont l’avortement était aussi la spécialisation. George Tiller, qu’elle décrit comme un mentor. Il a été assassiné d’une balle dans la tête par un militant antiavortement au Kansas en 2009.

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Photo encadrée de Gabrielle Goodrick et de son mentor, George Tiller, assassiné par un militant antiavortement

Elle sait aussi que pratiquer l’avortement en Arizona, c’est subir les assauts répétés d’un État qui tente d’en limiter l’accès. Année après année. Avec un mélange de zèle et de détermination.

Une organisation qui travaille main dans la main avec les élus républicains de l’État en a même fait son champ d’action privilégié : le Center for Arizona Policy, qui dit « dépendre des orientations et de la direction de Dieu ». On a rencontré sa directrice à Phoenix et on vous la présentera un peu plus tard.

Un véritable chemin de croix

Interrompre sa grossesse en Arizona, c’est un véritable chemin de croix.

« La première chose qu’une patiente doit faire, c’est obtenir une rencontre d’information avec le médecin 24 heures avant l’intervention, en personne. L’État a rendu ça obligatoire. C’est la plus importante des barrières », explique-t-elle. Notamment parce que bon nombre de femmes doivent se payer une nuit d’hôtel et prendre deux jours de congé.

Mais ce n’est pas tout. « Une échographie est aussi requise et nous devons ensuite demander à la patiente si elle veut voir les images et entendre le son », précise-t-elle.

Ces obstacles – et bien d’autres encore, ils sont trop nombreux pour les énumérer – découlent de près de 40 lois ayant été adoptées depuis 1996 en Arizona pour encadrer la pratique.

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Affiche posée par des militants antiavortement devant la clinique Camelback Family Planning, à Phoenix

Sans compter que l’avortement, en Arizona, n’est en général remboursé ni par le gouvernement ni par les compagnies d’assurances. Une situation qui tranche avec celle du Québec, où il est légal et gratuit tout au long de la grossesse.

Comme si ce n’était pas assez, en mars dernier, les élus ont aussi voté pour interdire l’avortement après 15 semaines de grossesse, même en cas de viol ou d’inceste. Une des lois les plus restrictives au pays. Elle doit entrer en vigueur l’automne prochain.

Un véritable coup de massue… qui ne sera peut-être même pas nécessaire. Si cinq juges de la Cour suprême pulvérisent l’arrêt Roe c. Wade au cours des prochaines semaines, l’avortement sera carrément interdit dans plus de la moitié des États, y compris l’Arizona.

Car c’est la loi qui était en vigueur ici avant 1973 qui deviendrait de nouveau, fort probablement, valide. Elle ne comprend qu’une seule exception à l’interdiction : si la vie de la mère est menacée.

Lorsqu’on évoque pour la première fois le verdict éventuel de la Cour suprême, on est dans la salle à manger de la clinique de Gabrielle Goodrick. Elle nous laisse y passer quelques heures pour l’interviewer et rencontrer son personnel.

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Gabrielle Goodrick (à gauche) et son équipe de la clinique d’avortement Camelback Family Planning

Une infirmière, Rose Lopez-McKinnon, s’emporte. « C’est horrible. C’est impensable. C’est ridicule. Des pays en développement autorisent l’avortement. Nous sommes les États-Unis d’Amérique, nous sommes en 2022 et nous allons retourner 50 ans en arrière », lance cette petite femme dynamique de 62 ans au langage coloré.

On lui répond qu’en effet, c’est déroutant. « Nous avons aussi élu Donald Trump ! », réplique-t-elle, sarcastique, pour montrer qu’il y a une certaine cohérence entre les deux.

Il y a un lien de cause à effet, aussi. Car l’ancien président républicain a nommé trois des cinq juges qui veulent éliminer l’arrêt Roe c. Wade.

Les plus vulnérables paieront le prix

Les conséquences de ce verdict s’annoncent dramatiques pour de nombreuses femmes. Tout particulièrement en Arizona.

Selon les travaux d’une professeure d’économie au Collège Middlebury, Caitlin Knowles Myers, l’Arizona est au premier rang des États qui seraient affectés par l’annulation de Roe c. Wade. Principalement parce que c’est le sixième État du pays quant à la superficie.

Pour obtenir un avortement, la distance moyenne à parcourir passerait à 400 km, soit l’équivalent du trajet entre Montréal et La Malbaie. Les femmes devront voyager vers l’un des États où l’avortement serait toujours légal, comme la Californie.

Ce qui est clair pour tout le monde, dans cette clinique, c’est que ce sont presque exclusivement les Américaines les plus vulnérables qui vont en souffrir.

Il y aura une hausse de la mortalité infantile. Et les personnes les plus à risque seront les femmes de couleur, les femmes moins nanties, les femmes jeunes, les femmes des régions rurales. Ce sont celles qui sont déjà affectées davantage par les lois en place en Arizona.

La Dre Gabrielle Goodrick, de la clinique d’avortement Camelback Family Planning

Sa collègue médecin Sarah Valliere (son nom est celui de son grand-père, originaire de France) renchérit : « C’est très facile pour quelqu’un qui a assez d’argent de dire : “Je vais prendre l’avion pour aller là où c’est offert.” Mais la plupart des femmes n’ont pas assez d’argent pour se priver de leur travail, pour faire garder les enfants, pour le transport, etc. »

On peut présumer que bon nombre de femmes tenteront de se procurer la pilule abortive, même si sa distribution risque fort, également, d’être illégale en Arizona. Elles opteraient donc pour un avortement médical plutôt qu’un avortement chirurgical.

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« Je me souviens !! Ma mère dans une mare de sang », est-il écrit sur cette pancarte tenue par une manifestante pro-choix dans les rues de Tucson, le 3 mai dernier.

Mais on peut présumer, aussi, que certaines n’auront accès à aucune de ces deux méthodes.

« Je suis très préoccupée par la santé et la sécurité des femmes », nous dit une jeune infirmière, Ashleigh Feiring, qui travaille à la clinique depuis trois ans.

« Il y aura toujours des femmes qui chercheront désespérément à avoir accès à un avortement, même si elles doivent le faire elles-mêmes, prévoit-elle. Elles auront probablement recours à une méthode plus dangereuse, y compris un cintre ou de l’eau de Javel. »

Qui était Roe ?

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Norma McCorvey (à gauche) et son avocate en 1989, soit 16 ans après l’arrêt Roe c. Wade, devant le siège de la Cour Suprême qui se penchait alors sur une cause liée au droit à l’avortement.

Roe, c’est pour Jane Roe. Et c’est un pseudonyme. Il s’agit en fait de Norma McCorvey, une mère célibataire du Texas qui a saisi la justice en 1969 parce qu’elle ne pouvait pas interrompre sa grossesse en toute légalité dans cet État. Elle avait déjà deux enfants, ce qui est loin d’être unique parmi les femmes qui souhaitent un avortement aux États-Unis. « Parmi nos patientes, 60 % sont des mères. Ce ne sont pas des adolescentes de 16 ans qui veulent pouvoir porter leur robe de bal », nous a expliqué, sarcastique, la propriétaire de la clinique Camelback Family Planning, Gabrielle Goodrick. Et Wade ? C’est pour Henry Wade, qui était le procureur de la ville de Dallas à l’époque.

Au nom de la foi

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Des militants antiavortement prient avant un discours du vice-président Mike Pence, en 2020. Avant d’accéder au pouvoir, ce dernier avait promis que l’arrêt Roe c. Wade serait réduit « en cendres ».

Santé des femmes. Lutte contre la discrimination. Liberté. Justice. Égalité. Peu importe l’angle par lequel vous abordez la situation de l’avortement en Arizona et dans les autres États en guerre contre cette pratique, ce combat semble illogique.

Mais pour certains, c’est une bénédiction. Parce qu’ils abordent la question d’un angle différent : celui de leur foi.

Pour mieux le comprendre, quittons un instant la clinique de Gabrielle Goodrick et sa rue bordée de palmiers. Roulons quelques minutes vers le sud-est et entrons dans un immeuble de Thomas Road, situé devant deux magasins de peinture. C’est un édifice sans âme, mais on y trouve une organisation qui, elle, veut sauver votre âme, le Center for Arizona Policy.

Sa présidente, Cathi Herrod, nous y attend. Si l’Arizona est l’un des États qui ont réussi à restreindre l’avortement avec le plus d’efficacité au cours des dernières années, c’est en grande partie grâce à elle.

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Cathi Herrod, présidente du Centre for Arizona Policy, dont les bureaux sont situés à Phoenix

Petite, coquette, portant des lunettes qui pourraient être celles d’une artiste, elle nous explique qu’elle était autrefois en faveur de l’avortement. Elle a changé d’avis au début de la vingtaine. Elle a alors pris un virage à 180 degrés. Elle estime aujourd’hui que l’avortement est condamnable dans presque toutes les circonstances.

« Nous croyons que la vie est un droit humain et qu’elle mérite d’être protégée. Quand la vie d’une mère est en jeu, nous avons un point de vue différent, mais [en général] nous croyons que les enfants, qu’ils soient nés ou pas, doivent être protégés.

— Vous pensez donc qu’il doit y avoir une exception si la vie de la mère est menacée ?

— Oui.

— C’est à peu près la seule exception…

— Oui.

— Quel est votre avis au sujet du viol et de l’inceste ?

— Le viol et l’inceste sont des tragédies et le coupable doit être puni avec toute la rigueur de la loi et mis à l’écart. […] Mais aussi tragique que cela puisse être pour la femme qui a été violée et qui se retrouve enceinte, ça ne devrait pas être pris en compte quant à savoir si l’enfant qui n’est pas né a le droit de vivre ou pas. »

On lui demande ensuite quelle part occupe la religion dans les convictions des militants antiavortement.

La religion les motive. Je crois que Dieu est le créateur de la vie et que nous n’avons pas le droit de prendre cette vie, mais je crois aussi que la science montre que c’est une vie humaine et qu’elle mérite d’être protégée.

Cathi Herrod, présidente du Centre for Arizona Policy

Sa voix est douce mais ferme. Elle parle avec l’assurance d’une personne respectée et puissante.

C’est effectivement le cas.

Dans la salle de conférence où on la rencontre, une affiche précise que depuis 1995, 196 lois soutenues par son organisation (qui contribue à leur rédaction) ont été adoptées en Arizona. Des lois visant à « promouvoir et défendre la vie, le mariage, la famille, et la liberté religieuse ». De celles-ci, 76 sont classées sous la rubrique « vie », dont 37 portent spécifiquement sur l’avortement.

Trump, nouveau héros

Les nombreuses victoires de Cathi Herrod en Arizona et du mouvement antiavortement ailleurs aux États-Unis sont l’aboutissement d’un processus amorcé dans les années 1970. Les diverses franges de la droite religieuse ont alors formé une coalition et ont fait un pacte quasi formel avec le Parti républicain.

L’équation est aussi simple qu’efficace pour les deux parties. Les républicains se servent de la mobilisation des électeurs par la droite religieuse pour se faire élire et, en retour, ils exaucent ses souhaits avec enthousiasme.

PHOTO EVAN VUCCI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Militants antiavortement et partisans de Donald Trump réunis à Washington en janvier 2020 à l’occasion de la March for Life

« Malheureusement, les politiciens ont capitulé face à ces extrémistes, qui n’existaient pas vraiment jusqu’à l’époque de Ronald Reagan », estime la Dre Gabrielle Goodrick, citant le président qui est encore aujourd’hui une icône pour les républicains.

Curieusement, c’est Donald Trump, qui n’a pourtant pas de leçons de moralité à donner à qui que ce soit, qui a été le plus fervent allié de la droite religieuse.

Au départ, pour rassurer le mouvement, il a recruté un des leurs comme candidat à la vice-présidence, Mike Pence. Celui-ci avait promis que s’il occupait un jour la Maison-Blanche avec son nouvel ami milliardaire, l’arrêt Roe c. Wade serait réduit « en cendres ».

Il a tenu parole. Selon toute vraisemblance, les funérailles sont pour bientôt.

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En campagne électorale en 2016, Donald Trump prie sur scène entouré de pasteurs et de fidèles dans une église de Cleveland, en Ohio.

Fait à noter : les électeurs qui souhaitent préserver Roe c. Wade sont nombreux. Environ deux Américains sur trois, si on se fie aux récents sondages. Ils avaient pourtant été prévenus. Ils ont fait preuve de complaisance.

« Notre travail ne fait que commencer »

Revenons à la clinique de Gabrielle Goodrick. Car on ne vous a pas encore parlé de Bob et de Vince, deux des quatre manifestants qui faisaient le guet ce jour-là devant l’établissement.

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Bob (chandail rouge) et Vince, deux manifestants rencontrés devant la clinique d’avortement Camelback Family Planning

Deux fidèles d’une église de Mesa, en banlieue de Phoenix. Deux hommes dans la cinquantaine qui disent consacrer plusieurs heures chaque semaine à cette tâche, faisant le tour des cliniques d’avortement de la ville. « Des bébés sont tués ici », lit-on sur une de leurs affiches.

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Vince, militant antiavortement

Une femme peut choisir ce qu’elle veut faire avec son corps, si elle veut se droguer, par exemple. Mais lorsqu’il s’agit d’une autre vie humaine, son choix doit être limité.

Vince, militant antiavortement

Bob, qui dépasse son comparse d’au moins deux bonnes têtes, nous dit que l’avortement est un sujet de prière, à table, le soir, avec sa femme et ses enfants de 8 et 9 ans. Il raconte que sa fille l’a déjà suivi jusqu’ici avec ses craies. Elle a dessiné des bébés et reproduit des extraits de la Bible sur le trottoir. « C’est une artiste remarquable », dit-il.

La disparition de Roe c. Wade ? « Nous allons être ravis le jour où ça se produira », affirme Vince. Mais il y a encore des dizaines de millions de femmes qui auront accès à l’avortement aux États-Unis, fait-il remarquer. C’est à ses yeux inacceptable et il est persuadé que le combat va se transporter dans les États où l’avortement demeurera légal.

En somme, si vous pensiez que la victoire historique qui s’annonce à la Cour suprême allait contenter la droite religieuse, détrompez-vous.

« Si Roe c. Wade est annulé, nous pensons, pour plusieurs raisons, que notre travail ne fait que commencer », a confirmé la lobbyiste la plus influente de l’État, Cathi Herrod.

Elle n’a toutefois pas voulu nous dire quelles seront les prochaines lois qu’elle aimerait voir adopter.

Pour en savoir plus, un détour par les bureaux de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) s’imposait. Cette organisation défend les droits individuels aux États-Unis depuis 1920, y compris celui à l’avortement.

On se retrouve assis au milieu d’une grande salle qui sert à préparer les rassemblements et les manifestations. La responsable des communications, Amanda Mollindo, va bientôt y accueillir des bénévoles pour un « party artistique ». On y fabriquera les affiches du prochain rassemblement pro-choix, prévu dans un parc du centre de Phoenix.

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Darrell Hill, directeur des politiques pour l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) en Arizona, et Amanda Mollindo, responsable des communications de l’ACLU pour l’Arizona

On la rencontre en compagnie de son collègue Darrell Hill, directeur des politiques pour l’ACLU en Arizona. Selon lui, la droite religieuse va être galvanisée si l’arrêt Roe c. Wade est annulé. Ses désirs ne seront pas assouvis, ils seront, au contraire, stimulés.

« Le combat pour l’avortement ne va pas se terminer. Et, indépendamment, la droite religieuse ne va pas s’arrêter au droit à l’avortement. Elle a toute une liste d’autres éléments au programme. Les droits des LGBTQ+ et le droit à la contraception, par exemple », dit-il.

Il n’est pas le seul, parmi les juristes américains, à penser que la Cour suprême s’apprête à ouvrir une boîte de Pandore. Que le verdict qui sera rendu pourrait ouvrir une brèche par laquelle les tenants de la droite religieuse entreront pour faire invalider d’autres décisions progressistes.

Un tournant, mais pour qui ?

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Des militants pro-choix manifestent à Tucson, le 3 mai, après la fuite médiatique révélant les intentions des juges de la Cour suprême en matière de droit à l’avortement.

Pour la droite religieuse, la disparition annoncée de l’arrêt Roe c. Wade, jumelée aux nombreuses victoires contre le droit à l’avortement dans plusieurs États ces dernières années, a eu un effet revigorant.

Mais à quoi ressemble la lutte à venir pour les défenseurs du droit à l’avortement ? Gardent-ils le moral ? Pensent-ils qu’un jour, ils pourront eux aussi remporter de nouvelles victoires ? Et jusqu’à quel point peuvent-ils aider les femmes les plus vulnérables ?

Ces questions aussi, il fallait les poser.

Et la réponse a été plus positive que ce à quoi on aurait pu s’attendre.

« Notre constat semble plutôt sombre, mais je sens tout de même qu’il y a un dynamisme chez les gens, dit Amanda Mollindo. Et ils ont le pouvoir de changer les choses. Ce sera long et je suis peut-être optimiste, mais je pense que les gens sont préoccupés. Qu’ils savent que ce qui se passe est mal. »

Entre-temps, en Arizona, on va passer en mode survie pour faire face à l’adversité. Il s’agira, explique-t-elle, de se fier aux fondations qui aident financièrement et logistiquement les femmes qui ont besoin d’un avortement.

L’organisme Pro-Choice Arizona gère l’une de ces fondations. Il est dirigé par une jeune femme dans la trentaine, Eloisa Lopez, qui nous donne rendez-vous dans un café du quartier gai de Phoenix.

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Eloisa Lopez, directrice générale de l’organisme Pro-Choice Arizona

« On a déjà construit le système dont les gens ont besoin. C’est très créatif », dit-elle. L’accès à l’avortement s’étant détérioré rapidement en Arizona, son organisme se démène depuis plusieurs années pour transporter les femmes jusqu’à une clinique et les aider financièrement.

Quitte à se rendre dans la clinique d’un autre État. Cette pratique, appelée à se généraliser, existe déjà. Notamment parce que tout avortement au-delà de 24 semaines est interdit en Arizona, mais offert dans certains États comme le Nouveau-Mexique. Ou parce qu’il est parfois plus simple pour une femme de rouler jusqu’au Nevada pour une interruption de grossesse que d’affronter le parcours à obstacles créé par les élus de l’Arizona.

Pas de panique !

Malheureusement, le système au cœur duquel se trouve Eloisa Lopez ne fournit déjà pas à la demande. « Nous avons besoin des infrastructures nécessaires. Nous avons besoin de personnel et nous avons besoin d’argent pour engager du personnel », affirme-t-elle. Elle ne se décourage pas pour autant.

On retrouve la même résilience au sein de l’équipe médicale de la clinique Camelback Family Planning. Elle fait penser à tous ces Ukrainiens qui montent au front alors qu’on les bombarde plutôt que de se cacher pour échapper au danger. On s’alarme, sans céder à la panique.

« Je ne pense pas qu’une loi va un jour m’empêcher d’offrir des avortements. On va s’adapter », assure Sarah Valliere d’un ton ferme.

S’adapter, ça pourrait vouloir dire continuer à offrir des conseils à des femmes qui souhaitent un avortement médical. Et prodiguer des soins de santé à celles qui en auront besoin, ce qui pourrait être fréquent avec la multiplication des avortements autogérés (et illégaux).

Peut-être même ouvrir une clinique en Californie, tout près de la frontière avec l’Arizona. Ce serait une façon de continuer à offrir un service d’interruption de grossesse de façon légale aux femmes de l’Arizona, explique Gabrielle Goodrick.

La propriétaire de la clinique Camelback Family Planning estime elle aussi que l’enterrement de l’arrêt Roe c. Wade pourrait produire une sorte de déclic chez les électeurs progressistes. « Même si c’est une catastrophe, elle va enfin nous pousser au changement, à nous débarrasser des zélotes de la religion », dit-elle.

Il fallait hélas qu’on se rende aussi loin pour que les gens se mobilisent. Mais il va y avoir un revirement parce que les gens vont constater à quel point c’est barbare. Nous sommes l’un des seuls pays à faire marche arrière. Avec l’Iran !

Le Dre Gabrielle Goodrick, de la clinique Camelback Family Planning

Un pays polarisé à l’extrême

En Arizona, un premier signe de cette rébellion potentielle pourrait être donné dès l’automne prochain. Le poste de gouverneur, occupé depuis huit ans par un élu antiavortement, est en jeu.

Ce sera un test majeur pour les défenseurs du droit à l’avortement. Est-ce que l’échec cuisant qui s’annonce à la Cour suprême des États-Unis va représenter, pour eux, de façon paradoxale, une planche de salut ? Ce n’est pas impossible.

Mais rappelons qu’au sein du mouvement antiavortement et, plus largement, de la droite religieuse, le même verdict est déjà perçu comme un tremplin vers de nouvelles aventures intégristes.

Dans un pays clivé à l’extrême, sur un enjeu aussi fondamental, il n’y a pas de terrain d’entente possible. Pas de compromis envisageable. Les protagonistes, dans ce débat, n’ont carrément pas la même conception du bien et du mal.

Pour un observateur extérieur, on dirait un balancier qui oscille. Il penche d’un côté, puis de l’autre, au gré de la mobilisation des parties et de leur efficacité.

C’est la raison pour laquelle le mouvement antiavortement est sur le point de remporter sa bataille la plus importante en 50 ans sur le sol américain (et parce que certains de ses ténors ont des portefeuilles bien garnis).

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Manifestation de militants pro-choix à Tucson, le 3 mai

Et c’est aussi la raison pour laquelle remporter cette bataille ne signifie pas gagner la guerre. Le retour du balancier est imminent. Des millions d’Américains s’apprêtent à opposer à ce mouvement une résistance farouche au cours des prochaines années.

Comment tout ça va-t-il se terminer ?

Qui, finalement, va triompher ?

Simplement tenter de le prédire serait présomptueux. On peut toutefois, comme le font parfois les médecins, conclure sur une bonne et une mauvaise nouvelle à l’issue de ce reportage en Arizona.

La bonne, c’est que le combat va se poursuivre. Les électeurs des États où l’avortement deviendra illégal n’ont pas dit leur dernier mot.

La mauvaise, c’est que ce combat s’annonce encore, pour les femmes des États-Unis, long et douloureux.