Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Audrée Wilhelmy.

Ma maison abrite des bêtes de fonte, drôles d’animaux mécaniques que mon épaule, mon bras font chanter. J’en active les poignées et engendre le mouvement circulaire des rouages, le lit de la presse roule sur ses bearings tandis que s’impriment des textes et des images.

PHOTO AUDRÉE WILHELMY

Un des tiroirs du fameux Meuble à Giguère, avec ses collections de caractères en bois.

Le temps qui s’est arrêté pendant la pandémie m’a permis de suivre une formation continue en impression artisanale. Tout a commencé avec mon éditeur et ami, Pierre Filion, qui mène des projets expérimentaux dans son Atelier du Silence. Il pratique là une forme d’art du livre hors du commun, celle de la composition lettre à lettre des textes, avec des matrices en laiton et des caractères de plomb, de bois.

L’Atelier du Silence regorge de trésors. L’un des plus précieux : le Meuble à Giguère. Dans ses grands tiroirs, des milliers de lettres de bois ayant servi au poète et artiste Roland Giguère pour créer, entre autres, ses poèmes-affiches des années 1960 à 1990. S’y trouve aussi une presse typographique ayant appartenu à Margaret Atwood, une presse à eau-forte ayant servi aux gravures d’Antoine Pentsch, des centaines de tiroirs de caractères, un massicot en fonte, une machine à fondre des lignes de plomb : des objets archaïques transmis d’artisan en artisan, hors des réseaux commerciaux, collectionnés et entretenus pendant quatre décennies.

PHOTO AUDRÉE WILHELMY

La Livernoise, la première presse de l’atelier des Presses du Bûcher. Vieille de plus de 100 ans, elle fonctionne grâce à un roulement à billes.

Dans l’atelier des Presses du Bûcher, que je suis en train de mettre en place, d’autres objets ont remonté le cours de l’histoire jusqu’à se déposer entre les murs de ma maison. D’abord, la Livernoise, un bijou de presse plus que centenaire ayant appartenu à l’artiste Paul Livernois, lui-même descendant des Livernois photographes de Québec, qui utilisaient d’autres presses pour leur travail photographique. Ensuite, la première presse typographique de Pierre, partiellement électrique, qu’il m’a généreusement offerte voyant que mon intérêt ne se démentait pas. Bientôt, une troisième presse viendra les rejoindre, à eau-forte, celle-là, et ayant appartenu à Albert Rousseau avant de voyager d’atelier en atelier. C’est l’artiste Madeleine Samson qui me la transmettra à son tour à la fin du mois de mai.

Avec ces objets voyage tout un savoir. L’impression artisanale, la gravure en relief, la gravure à eau-forte, la papeterie (que j’apprends aussi) et la reliure (sur laquelle je me pencherai l’an prochain) sont toutes des arts du geste et de la répétition.

Ils sont peu nombreux, ceux qui maîtrisent encore la chorégraphie qui mène des idées aux livres imprimés à la main. Et surtout, ils n’ont pas de relève.

Depuis deux ans, je m’entoure de mentors qui finiront par perdre la force et la mobilité que nécessite leur création. Pierre, Denise, Paul, Madeleine : ils ont passé l’âge de la retraite, poursuivent leur travail, certains par passion, d’autres, faute d’une relève qualifiée. J’essaie d’apprendre auprès d’eux tout ce qu’il y a à retenir, les connaissances qu’ils ont mis une vie à accumuler. Mais les gestes d’un art prennent du temps à maîtriser, et même si je tente d’en acquérir plusieurs à la fois, je ne pourrai pas être la seule gardienne de toute cette mémoire.

Le problème de la transmission est substantiel, et pas seulement en arts. Les savoirs qui ont forgé le monde prénumérique sont en voie d’extinction. Avec eux, ce sont des pans entiers de culture qui disparaissent, riches de gestes, d’un vocabulaire (qui connaît, aujourd’hui, la tarlatane, les brunissoirs, les langes d’imprimerie, la manière noire, l’œil de la lettre, le tympan, le composteur ?) et d’un art de vivre sans urgence, dans la simple précision des gestes de la main et du corps.

Le savoir que portent mes mentors était déjà archaïque au moment où ils l’ont appris de leurs maîtres à eux. Dans les années 1970, le retour à la terre s’est doublé, dans les villes et les secteurs manufacturiers, d’une curiosité pour les modes de création indépendants de l’électricité. Une poignée de curieux a permis aux métiers traditionnels de subsister le temps de quelques décennies. Les générations qui ont suivi se sont cependant désintéressées de ces pratiques fastidieuses et lentes, exaltées par la rapidité des outils numériques.

Maintenant le temps presse, dans tous les domaines, avant que ne se perdent résolument toutes les connaissances issues du patrimoine vivant.

Heureusement, certains organismes se démènent pour conserver les traces de ces savoirs, et des groupuscules se créent, se spécialisent à nouveau, particulièrement depuis une dizaine d’années. Je pense par exemple à l’équipe de Retailles, qui explore la papeterie, ou à celle d’Habi Habi, qui redécouvre les teintures naturelles.

PHOTO FOURNIE PAR AUDRÉE WILHELMY

En train de tirer un exemplaire de ma toute première linogravure, au début de ma formation.

Dans l’atelier des Presses du Bûcher, j’essaie de mener la même démarche – mélange d’archivistique et de création. Mon chien dort au pied des presses, les odeurs d’encre à pigmentation naturelle se mêlent à celles des solvants. Mes gestes manquent de souplesse, mon corps danse une chorégraphie que je ne maîtrise pas encore pleinement, où force physique, maladresses et précision se chevauchent. De leur convergence résulte l’image imprimée. J’ai 36 ans et je pense déjà au jour où ce sera à mon tour de transmettre les pas de cette valse, les objets dont je ne suis que gardienne, le temps d’une vie. Y aura-t-il quelqu’un pour les reprendre à son tour ? Quelqu’un qui saura que la richesse du monde ne se conjugue pas seulement au futur, mais également au passé ?

* Audrée Wilhelmy a fondé en 2021 les Presses du Bûcher, consacrées à l’impression artisanale et au livre d’artiste