Michel Clair a présidé l’une des grandes commissions qui ont radiographié le réseau de la santé. Nous l’avons rencontré pour évoquer certaines solutions aux problèmes lancinants du réseau de la santé.

Il y a un peu plus de 20 ans, vous dévoiliez le rapport de la commission que vous aviez présidée. Il avait suscité un consensus presque sans précédent. Êtes-vous déçu de ce qu’on en a fait ?

Ç’a été bien reçu parce qu’on disait des choses assez simples. La priorité, c’est la prévention et la première ligne. On recommandait des conseils unifiés au niveau des établissements pour vaincre l’esprit de clocher dans les établissements. Promouvoir l’idée d’une responsabilité populationnelle et territoriale. Une structure de gouvernance décentralisée, avec les GMF [groupes de médecine familiale] polyvalents, c’était la base de la structure. Dans notre vision des choses, on voulait ramener les médecins au niveau de leur établissement, vers le local, vers leur population. Ça, c’était la vision.

Philippe Couillard, qui est arrivé comme ministre en 2003, il voulait aller plus vite. Il a créé les CSSS [centres de santé et de services sociaux]. En procédant à la fusion forcée, il faut regrouper les accréditations syndicales, rebrasser le personnel… avant qu’on passe à travers ça, ça a pris un certain temps. Si c’était resté, ça aurait pu évoluer dans le sens qu’on suggérait. Mais la réforme de 2015 est venue complètement raser ça. En 1999, il y avait 9000 bénévoles qui siégeaient aux conseils de 600 établissements. Dans les CSSS, il y en avait encore 2500 dans 182 établissements. Aujourd’hui, on est passé à 250. Les établissements sont à l’échelle régionale et plus du tout à l’échelle locale. On s’est engagé dans le sens inverse. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, on a plus de transparence de n’importe quelle entreprise cotée en Bourse que des organisations de soins et de services.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus actuellement dans le réseau ?

En ultra-centralisant, ça a causé deux problèmes. D’abord, ça prend des gens mobilisés et motivés sur le terrain pour que le système fonctionne. Avant, il y avait une variété de cultures organisationnelles dans le réseau. Aujourd’hui, les jeunes qui touchent le réseau et qui n’aiment pas la culture ambiante, ils ne partent pas de Drummondville pour aller à Victoriaville, ils sortent du réseau. Dans un contexte de rareté de main-d’œuvre et de transformation démographique, où on va avoir besoin de beaucoup de personnel, le modèle unique, un peu dépassé – et je le dis poliment –, il n’aide pas.

Moi, je ne suis pas de ceux qui croient que l’argent achète tout. Le salaire achète du temps, la culture organisationnelle attache le cœur. Il y a une forte proportion des infirmières qui partent après trois ans de pratique. C’est un désastre. Cette main-d’œuvre, on ne l’a plus. Et je ne vois pas comment on va pouvoir l’avoir avec un mastodonte monopolistique qui traite tout le monde de la même façon.

Ma deuxième inquiétude, c’est qu’on a perdu le Ministère, comme on a perdu les établissements. On n’a plus de ministère de la Santé. Qu’est-ce que ça fait, un ministère ? Ça fixe des objectifs, ça mesure les résultats, ça rend compte à la population. Ça ne gère pas un système au complet. Le ministère des Ressources naturelles, il ne gère pas les mines, il fait des politiques.

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Michel Clair

Aujourd’hui, le ministère de la Santé est devenu l’opérateur du réseau, ce qu’il n’aurait jamais dû être.

Aucun ministère n’est autant impliqué dans les opérations. Aucun pays ne fait ça. Regardez la taille du ministère [de la Santé] de la Suède, un pays de 12 millions d’habitants, par rapport à celui du Québec, qui est une province : c’est du simple au double. Ici, le Ministère est devenu à la fois celui qui dit quoi faire et celui qui le fait. Poursuivre dans la confusion de ce rôle pour le Ministère, pour moi, ça ne peut que créer des problèmes.

Pour améliorer les choses en santé, par quoi on commence ?

Par clarifier les idées sur ce qu’on veut. Est-ce qu’on veut more of the same avec un peu plus d’argent, ou si on veut prendre une autre direction ? Moi, je pense qu’il faut prendre une autre direction. Viser à avoir sur le plan de la gouvernance une approche qui fait davantage confiance à plus de personnes impliquées dans la gouvernance qu’à moins de personnes. Tout centraliser vers le haut, on est allés au bout de ça.

Ça a créé une chose désolante : le phénomène des agences de santé. C’est l’enfant que le réseau de la santé ne veut pas reconnaître. C’est lui qui l’a créé ! Qui sont les préposés, les infirmières qui vont là ? Celles du réseau. Les gens ne sont pas contents, ils vont travailler ailleurs, on les paie plus… et on leur tape dessus en même temps.

Il faut qu’on revienne à un sentiment d’appartenance, à une fierté, que les gens sentent qu’ils ont une certaine maîtrise sur l’avenir de leur organisation. Autrement, on devient des numéros.

La réalisation la plus tangible de votre rapport, ce sont les GMF. Comment pourraient-ils mieux contribuer à épauler la première ligne ?

Le modèle des GMF, ce sont des gens sur le terrain qui vivaient ces expériences qui nous l’ont suggéré. La Fédération des médecins omnipraticiens (FMOQ) du Québec était d’accord, à condition que ce soit un modèle opérationnel. On incluait d’ailleurs les CLSC. Mais c’est devenu un objet de négociation parmi d’autres entre la FMOQ et le Ministère. On a laissé le Ministère prendre le contrôle de ça. Au lieu de les rattacher aux autorités locales et de les doter d’une structure de gouvernance qui les rapproche de la population, il les a laissés à part. Mais néanmoins, on peut effectivement dire que les GMF, ç’a été un exemple tangible d’une chose qui s’est faite à la suite de notre rapport.

Est-ce qu’on devrait élargir le mandat des GMF à la santé mentale, notamment celle des jeunes ? Est-ce que dans les structures locales, on ne devrait pas intégrer davantage la fonction de psychologue ? Dans les services de première ligne, pour la santé mentale, les psychologues sont débordés. Ça pourrait être plus tentant pour des psychologues du réseau privé de faire équipe avec le GMF de leur coin, ils seraient peut-être plus attirés que de travailler dans un CISSS, où le patron est loin et la structure lourde.

On avait aussi lancé l’idée des cliniques médicales spécialisées, qui étaient, pour nous, des GMF de la médecine spécialisée. On voulait responsabiliser les médecins spécialistes à l’égard des listes d’attente. Et si nous faisions un peu ce qui se faisait en France dès les années 1960 ? L’ambulatoire qui est possible et qui a avantage à être regroupé dans des cliniques spécialisées. Donc, on a recommandé de créer un réseau de cliniques spécialisées. Les médecins auraient participé à l’hôpital, mais on aurait développé des centres spécialisés, à haut volume. L’ophtalmologie, ça pourrait être sorti de l’hôpital, la petite chirurgie ambulatoire, les suivis en cardiologie… beaucoup de choses peuvent être faites hors hôpital. On ne l’a pas fait.

Des travaux semblent en cours au Ministère pour implanter le financement à l’activité. Ça fait 35 ans qu’on en parle. Si on voulait le faire, par où doit-on commencer ?

Il y a tellement de retard dans les listes d’attente en chirurgie dans les hôpitaux, c’est par là qu’on devrait commencer. À coût complet, combien ça coûte, une opération de la hanche, du genou ? Il faut profiter du moment présent pour avancer dans la budgétisation à l’activité, puis pérenniser le modèle en utilisant le privé conventionné. Pour un même protocole, un même financement, qui serait public dans tous les cas.

Comment est-ce que le privé pourrait nous aider davantage dans le réseau ?

En aidant le réseau privé à se développer pour la deuxième ligne de médecine spécialisée, on pourrait créer des cultures organisationnelles différentes. On pourrait peut-être remobiliser du personnel dans des formes différentes de prestation de services, qui seraient payés par le public dans les deux cas. Et dans les deux cas, on impose la transparence, et on dévoile la performance clinique. C’est quoi, par exemple, le taux de reprise de la chirurgie du genou ? Ça peut être intéressant de voir la comparaison entre le privé et le public.

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Michel Clair

Dans tout le secteur des services aux personnes âgées : comment se fait-il que l’État insiste pour construire lui-même des bâtiments, soit les maisons des aînés ? Je ne connais pas de gouvernement dans le monde qui insiste pour construire des bâtiments en soins de longue durée. Pourquoi ne pas aller chercher dans le privé le dynamisme qu’on y retrouve ?

Pour l’exploitation, chaque CHSLD devrait avoir un permis de cinq ans renouvelable, quel que soit son statut. Et ils pourraient perdre leur permis. Ce n’est pas le CHSLD qui ferme, c’est l’équipe de gestion qui serait remplacée.

Du côté de l’hébergement des aînés et des services à domicile, la caisse vieillesse ou l’assurance autonomie, est-ce encore faisable ?

On est tellement avancés dans le vieillissement que l’idée d’une caisse n’est plus déployable, ce serait beaucoup trop coûteux. Compte tenu des retards que nous avons à répondre aux besoins d’hébergement qui ne vont qu’augmenter, le mode d’approvisionnement en place ne fonctionne pas. Il ne rencontrera pas la vague. Il faut réfléchir autrement.

Si nous allions vers un budget destiné à la personne plutôt qu’à l’établissement ? M. X passe dans le mécanisme d’orientation, voici la tarification qui s’applique à lui. On mettrait ainsi la personne âgée et sa famille dans la chaise du décideur. On pourrait élargir de beaucoup les offrants de services : le réseau des ressources intermédiaires pourrait notamment prendre de l’expansion. Il y a plusieurs petits opérateurs. Mais il y a certains grands opérateurs qui peuvent offrir plus. Certaines RPA ont des unités de soins qui n’ont rien à envier aux places des CHSLD.

Sur les services à domicile, dans certains pays d’Europe, on peut être reconnu comme personne capable de prendre soin d’un membre de la famille, et qui a un profil XYZ. On a énormément de retraités du réseau de la santé, de physiothérapeutes, de massothérapeutes, qui ont la capacité de prendre soin d’une personne. Il faut évidemment qu’il y ait un lien de parenté, une continuité de relation, il faut qu’on vérifie les compétences de ces gens-là. Mais si on se qualifie, on a droit à 50 % de ce que ça coûterait à l’État, non imposable.

Avec la pandémie, on a vu à quel point l’informatisation du réseau fait défaut. Par où on commence pour régler ça ?

Je suis entièrement d’accord avec Christian Dubé là-dessus. C’est une gêne incroyable que le Ministère ait évolué sans système d’information approprié. C’est à pleurer. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Je ne suis pas un spécialiste en informatique, mais il faut faire quelque chose. Le meilleur exemple, c’est Bonjour santé. Un grand nombre de cliniques y avaient adhéré. Ils se sont entêtés à concevoir un système semblable au Ministère. C’est vraiment une vision de mastodonte, qui pense qu’il peut tout faire tout seul.