Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Alexandre Barrette.

Fin de semaine très chaude pour un début mars.

L’été est comme Rocky Balboa. Chaque fois qu’on croit que c’est fini, il réussit toujours à revenir.

Ce combat entre l’hiver et l’été, qui dure depuis toujours, semble-t-il, ne fera jamais de gagnant définitif.

Autant je trouve parfois difficiles les rudesses et les agressions de l’hiver, autant ça me brise le cœur de voir la neige fondre. Je développe le complexe de Stockholm pour cette saison.

Comme Michel Rivard le chante dans la chanson J’aimais l’hiver (chanson préférée de ma mère dans le répertoire de Michel Rivard), « la neige blanche est éphémère ».

La version magnifiée par l’Orchestre symphonique de Montréal est simplement un nectar auditif.

Outre les inquiétudes écologiques qui exacerbent mon deuil de la mort précipitée de l’hiver, depuis que je suis jeune, je n’ai jamais trouvé facile de voir l’hiver se terminer.

Tout comme je trouve difficile de voir l’été se terminer.

Je peux bien avoir de la misère à traverser des deuils amoureux. J’ai de la misère à faire le deuil d’une saison.

Aujourd’hui, malgré la tristesse de voir la neige perdre le combat, j’ai décidé d’aller marcher dans mon quartier.

Au bout de ma rue, il y a un petit sentier d’environ un kilomètre qui longe un terrain de golf municipal et qui attire les marcheurs et joggeurs en toute saison.

Je l’emprunte souvent en tant que joggeur ; aujourd’hui, je l’emprunte en tant que marcheur.

À l’inverse du ciel qui est doux et beau, le sentier est peu clément aujourd’hui. Le temps doux a fait suer l’allée blanche et l’a transformée en couloir de deuxième classe du Titanic, 40 minutes après l’impact.

Peu de marcheurs s’y aventurent.

Entre deux moments où j’ai la tête baissée pour m’assurer que je ne marche pas dans une flaque d’eau, je vois au loin, en sens inverse, un fauteuil roulant avec, derrière, une personne qui le pousse.

Plus je m’approche, plus les deux silhouettes, celle assise et celle debout, comme une rangée de lettres plus hautes sur le tableau chez l’optométriste, deviennent plus claires.

Arrivé à quelques mètres, je les vois plus précisément. Dans le fauteuil, je vois une dame d’un âge avancé, abriée par une couverture de laine. Des yeux d’un bleu qui défie les années. Très belle. Et debout derrière, un homme pas très grand, qui semble forcer beaucoup pour faire avancer le fauteuil.

J’imagine que c’est un couple et j’estime leur âge à environ 80 deuils de l’hiver.

L’homme semble peiner à pousser le fauteuil.

C’est un peu burlesque, mais surtout touchant.

Je propose mon aide : « Monsieur, est-ce que je peux vous aider à pousser jusqu’à l’endroit où vous voulez aller ? »

Malgré l’essoufflement, l’homme me répond : « On n’a nulle part où aller, je voulais juste promener ma femme un peu avant de la ramener au centre. Elle aime beaucoup ce sentier. »

Silence.

Je tente de répondre. Silence qui revient en rappel.

Sa phrase, une vingtaine de mots, 10 secondes, m’a percuté autant qu’un disque de Radiohead.

Sans avertissement, la fonte des neiges a maintenant l’audace de s’en prendre à mes yeux.

Comment cet homme, en une seule phrase, peut-il me rendre les yeux pleins d’eau ?

Je crois qu’il m’a fait imaginer en une seule phrase le vrai amour. Comme dans le film Mommy, de Xavier Dolan, dans la scène où l’on voit successivement les moments marquants du personnage principal, dans un parcours fictif où sa vie aurait bien été, rythmés par la musique chargée de Ludovico Einaudi (une des belles scènes du cinéma à mon très humble avis).

Un peu comme dans cette scène, j’ai vu défiler rapidement les moments marquants de ce couple. J’ai imaginé leur coup de foudre il y a 60 ans. Leur timidité qui se transforme tranquillement en confort d’être ensemble.

J’ai vu leurs fous rires, leurs chicanes, leurs concessions, leur complicité, leur dévouement l’un pour l’autre, la façon dont ils ont, chacun à des moments différents, donné ponctuellement la priorité à l’autre. Leur façon de se rassurer. Leur façon de toujours rester.

Enfin, la façon de cet homme de vouloir offrir cette promenade à sa femme malgré le sol peu coopérant. Il n’y a aucune raison rationnelle pour pousser un fauteuil roulant dans un sentier de neige fondante quand on a 80 ans. Il ne peut y avoir que l’amour.

L’amour, carburant à des beautés irrationnelles.

J’ai poursuivi ma marche, en laissant ce couple être.

Je me suis retourné deux fois pour le regarder.

Il est 23 h, le soleil a donné un répit à sa proie. Les bancs de neige peuvent se reposer un peu et espérer que la trêve de la fonte durera.

Je ne peux pas en dire autant de mes yeux, qui coulent encore en repensant à ce couple.