Au lendemain de la nomination de la juge Ketanji Brown Jackson, première femme noire qui siégera à la Cour suprême des États-Unis, il est possible de croire que les institutions politiques états-uniennes cheminent vers une plus grande représentation tout en maintenant un équilibre entre les forces progressistes, modérées et conservatrices.

Or, à bien y regarder, un groupe minoritaire occupe de plus en plus d’espace au sein du paysage institutionnel états-unien : les conservateurs religieux exercent, depuis la dernière décennie, une influence démesurée sur les questions liées à la justice reproductive et plus précisément à l’accès à l’avortement.

La radicalisation du Parti républicain

Au sein du Parti républicain, l’injonction de prendre position contre l’avortement est de plus en plus forte. Si, en 1988, des élues républicaines ont pu fonder une organisation au sein même du parti, appelée la Republican Majority for Choice et dont l’objectif était de préserver l’accès légal à l’avortement, cette organisation a définitivement cessé ses activités en 2018. Dans une lettre ouverte publiée dans le New York Times annonçant sa fermeture, les deux coprésidentes ont dénoncé l’influence indue des conservateurs moraux sur le parti ainsi que l’extrémisme de leurs revendications.

Depuis 2011, le Parti républicain contrôle la majorité des gouvernements d’État. Au cours de cette dernière décennie, les États républicains ont adopté presque autant de lois restreignant l’accès à l’avortement qu’au cours des 40 années précédentes.

En effet, 44 % des 1336 lois adoptées depuis 1973 (année de la légalisation de l’avortement) ont été adoptées depuis 2011. La tendance est loin d’être au ralentissement ; en 2021, un nombre record de 108 lois ont été adoptées dans cette visée.

Les tribunaux : le dernier rempart contre les idéologies ?

Ces lois sont de plus en plus souvent contestées devant les institutions judiciaires. À un point tel que le mouvement pour le droit à l’avortement se voit détourné de ses objectifs premiers et consacre une part importante de ses ressources à des disputes devant les tribunaux.

C’est notamment le cas au Mississippi, où, après l’adoption d’une loi interdisant l’avortement au-delà de 15 semaines, la constitutionnalité de celle-ci a été remise en question. Elle est actuellement étudiée par la Cour suprême des États-Unis. La décision, qui sera rendue en juin 2022, pourrait influencer la campagne électorale de mi-mandat prévue à l’automne prochain. Plus extrême encore, le Heartbeat Bill du Texas interdit les avortements au-delà de six semaines et prévoit un système de récompenses pour les personnes dénonçant les individus contrevenant à la loi. Malgré les nombreuses tentatives de contestation devant les tribunaux, cette loi violant frontalement la jurisprudence existant sur le droit et l’accès à l’avortement (dont Roe c. Wade et Casey c. Planned Parenthood) est toujours en vigueur et a engendré une diminution de plus de 60 % du nombre de procédures dans cet État.

Une étude récente révèle que la présidence Trump a entraîné des conséquences visibles sur le niveau de partisanerie des tribunaux fédéraux. Les auteurs de l’étude évoquent deux pratiques partisanes des juges qui ont connu un pic spectaculaire entre 2018 et 2020, soit davantage que sur toute autre période au cours des 60 dernières années : le partisan split décrit une situation où les juges composant un panel rendent une décision de manière divisée, selon leur affiliation partisane, et dans le cas d’un partisan reversal, une cour renverse une décision d’une cour inférieure et le nouveau verdict est pris par un panel de juges opposés idéologiquement aux juges de la cour inférieure.

Cette « mentalité d’équipe », évoquée par les auteurs, fait craindre le pire aux défenseurs de l’avortement étant donné le nombre record de juges ayant été nommés par l’administration Trump.

L’inquiétude grandissante des militantes pour le droit à l’avortement

Si la nomination de Brown Jackson à la Cour suprême représente un symbole fort pour l’inclusion et la diversité au sein des institutions politiques, la Journée internationale des droits des femmes sera vraisemblablement teintée d’inquiétude encore cette année chez nos voisines états-uniennes. Les démocrates ont beau avoir le contrôle de la présidence et du Congrès, la lutte pour le droit et l’accès à l’avortement se joue ailleurs. Les conservateurs religieux, fort de leur organisation et de leur mobilisation au sein du Parti républicain, l’ont compris depuis longtemps.

Il y a quelques jours, Marianne, militante de San Diego, me faisait part de son pessimisme concernant le maintien du droit à l’avortement. Selon elle, l’avenir de la lutte réside dans l’indignation et la colère des individus, en marge des institutions. Elle a conclu notre échange en affirmant que, peu importe ce que les prochains mois apporteront, les États-Uniennes se battront : « We will fight back ! »

Plus près qu’on pense

S’il est imprudent de comparer les contextes états-unien et canadien en matière de politiques publiques en santé reproductive, il demeure intéressant de constater une certaine tendance, soit une tentative d’institutionnaliser les discours et les postures contre l’accès à l’avortement. Forts de leur présence au sein du Parti conservateur du Canada, les conservateurs religieux contribuent à produire une certaine dissension, élection après élection, au sein du parti. Si les résultats ne sont pas les mêmes qu’aux États-Unis, à l’heure actuelle, il n’en demeure pas moins qu’en 2018, 61 % des Canadiens et des Canadiennes étaient d’accord avec l’idée que le gouvernement devrait se doter de lois pour « encadrer » l’accès à l’avortement au pays.