Les auteurs tentent de cerner les tendances sociales, technologiques ou économiques associées à l’avènement de l’internet et à la mondialisation des échanges qui transforment le travail policier.

Aucune activité humaine n’échappe désormais à la transformation numérique qui a déferlé sur nos sociétés au cours des deux dernières décennies, et qui s’exprime notamment par l’omniprésence dans nos vies de technologies telles que la téléphonie mobile, internet et, de manière croissante, les objets connectés. Au Québec, plus de 85 % de la population utilise internet à des fins personnelles au quotidien, que ce soit pour socialiser, faire des achats, effectuer des transactions bancaires, se distraire ou accéder à des services publics (Bernier 2017). Par ailleurs, 62 % de la population adulte possède un téléphone intelligent et 52 %, une tablette électronique qui permet aussi d’accéder à internet (CEFRIO 2017). Internet est devenu tellement indispensable à notre bien-être que dans un récent sondage, 46 % des Canadiens se disaient prêts à renoncer à des repas de restauration rapide pendant un an afin de conserver l’accès à cette technologie, une proportion presque aussi importante de la population se disant disposée à ne pas consommer d’alcool, de chocolat ou de café (respectivement 34, 31 et 26 %) et même à se priver de relations sexuelles (9 %) pour préserver son accès au web (ACEI 2017). Si les avantages sociaux et les bénéfices économiques que procurent internet et la téléphonie mobile sont indéniables, l’avènement rapide de ces technologies s’est aussi accompagné de nouveaux risques criminels exploitant de nombreuses failles de sécurité et tirant profit d’une complexité qui rend très difficile le contrôle des comportements illégaux. Qu’il s’agisse de fraudes bancaires dont ils sont les victimes, de la protection défaillante de leurs données personnelles par les organisations avec lesquelles ils transigent en ligne, de l’exposition de leurs enfants à la cyberintimidation, de la banalisation des images de pornographie juvénile, des contenus propices à la radicalisation que diffusent des groupes extrémistes de tous bords, ou encore de la prolifération des « fausses nouvelles » sur les plateformes de médias sociaux, les internautes sont exposés à de nombreux risques criminels qui ont historiquement relevé de la responsabilité des institutions policières. Toutefois, ces dernières semblent peiner à accomplir une transition stratégique vers ce nouvel environnement criminel pour y adapter leurs structures et leurs pratiques.

Ces difficultés d’adaptation relèvent de deux logiques complémentaires : une complexité excessive, d’une part, et un manque de capacité, d’autre part (Klap et de Groot 2013). D’abord, la nature technique des systèmes informatiques qui rendent les cybercrimes possibles induit une complexité qui entrave les enquêtes criminelles. Cette complexité technologique des enquêtes sur les cybercrimes les plus sophistiqués comme les actes de piratage informatique ou les cyberattaques contre certaines infrastructures essentielles requiert de la part des organisations policières qu’elles mobilisent un ensemble d’expertises nouvelles et de ressources financières et techniques, disponibles en quantité limitée. Cependant, la technologie n’explique pas tous les cybercrimes, dont certains constituent plutôt une évolution inévitable de certaines formes traditionnelles de crime comme la fraude, l’exploitation sexuelle des enfants ou encore le vol. On utilise pour distinguer les deux catégories les termes respectifs de crimes cyberdépendants (cyber-dependent) et de crimes cyberfacilités (cyber-enabled) (McGuire et Dowling 2013). Le principal problème auquel fait face la police dans le cas des crimes cyberfacilités n’est pas celui de la complexité technique, qui demeure généralement faible, mais plutôt sa capacité à traiter les milliers de nouveaux dossiers que génèrent l’automatisation et l’industrialisation de la délinquance numérique.

La cybercriminalité est devenue la principale forme de crime contre la propriété et représente désormais la moitié des incidents criminels répertoriés par les enquêtes de victimisation.

Cette forme de délinquance s’articule en un mode d’organisation par projets impliquant des participants disséminés sur l’ensemble de la planète, ce qui rend les enquêtes policières particulièrement difficiles à mener. La tension entre le mode d’organisation local du travail policier et la structure mondialisée de la cybercriminalité explique de surcroît pourquoi les organisations policières ont du mal à adapter leurs modes d’intervention et laissent jusqu’à présent le secteur privé occuper le terrain de la prévention et de l’enquête. Au-delà des problèmes de complexité et de capacité, les services de police s’interrogent aujourd’hui sur les transformations structurelles, professionnelles et culturelles requises afin de relever le défi de la transition numérique. Ces transformations concernent les quatre grandes fonctions policières liées à la délinquance économique, réunies dans le modèle des quatre P : poursuivre pénalement les groupes criminels et perturber leurs activités, prévenir l’entrée dans la carrière criminelle des individus à risque, protéger les organisations et les particuliers contre les risques de victimisation et préparer les organisations et les particuliers à faire face aux risques criminels et à en atténuer les effets négatifs (Levi et al. 2015).

Nous nous proposons ici d’examiner les transformations engagées et les efforts qu’il reste à faire pour traiter la cybercriminalité, en partant du problème que pose la quantification du phénomène. Un manque chronique de statistiques fiables empêche en effet les organisations policières d’en prendre la pleine mesure et de planifier des stratégies d’intervention optimales en matière de prévention et de répression. Nous nous penchons en outre sur les expertises policières actuelles et les besoins à combler pour faire face au problème, des connaissances générales des patrouilleurs à l’expertise technique ciblée des enquêteurs et de leurs équipes de soutien technique. Cela implique notamment de se questionner sur la formation des divers intervenants, la pertinence de confier les enquêtes sur les cybercrimes à des unités spécialisées ou au contraire de diffuser l’expertise plus largement au sein de l’organisation, le rôle que pourraient jouer les employés civils et les obstacles que pose l’évolution constante des technologies dans ce type d’enquête. Finalement, nous envisageons les stratégies d’intervention en partenariat qui s’offrent aux organisations policières pour compenser leur manque de ressources et d’expertise, même si se pose l’épineuse question du contrôle et de l’efficacité de ce type d’intervention. Ce modèle formulé pour la première fois au Royaume-Uni afin de conceptualiser les diverses dimensions de la lutte antiterroriste a été étendu depuis à d’autres domaines d’intervention policière.

L’avenir du travail policier

L’avenir du travail policier

Les Presses de l’Université de Montréal, novembre 2021

190 pages

Qui sont les auteurs ?

Les auteurs sont tous affiliés au Centre international de criminologie comparée de l’Université de Montréal, l’un des principaux regroupements de chercheurs spécialisés dans les phénomènes criminels et leur contrôle au nom de la sécurité.