Avec la flambée des prix de l’immobilier, la classe moyenne a du mal à devenir propriétaire. Cela exacerbe les iniquités intergénérationnelles et sociales. Et pose un sérieux défi environnemental en raison de l’étalement urbain. La densification « intelligente » est la meilleure voie pour s’en sortir, explique notre éditorialiste en chef, Stéphanie Grammond. Mais pour cela, il faut vaincre la mentalité du « pas dans ma cour ».

Ils ont deux emplois permanents, des revenus annuels combinés de 155 000 $ et un petit magot de 46 000 $ dans leur REER. Une situation financière enviable pour un couple dans la trentaine, diriez-vous ?

Pourtant, ce n’est pas assez.

La flambée du prix des maisons, depuis le début de la pandémie, a brûlé les espoirs de Jessica et d’Andrès* de dénicher une maison unifamiliale à Montréal, où ils travaillent tous les deux. Oh, pas un château ! Juste un chez-soi avec un sous-sol, une cour et un garage pour ranger l’équipement sportif et les outils.

« Qui va pouvoir se payer ces propriétés-là si nous, on n’est pas capables d’acheter ? », me demande le couple, calé dans le divan du salon d’un haut de duplex qu’il loue dans une rue paisible d’Ahuntsic.

Pas grand monde !

C’est un réel enjeu.

Le directeur parlementaire du budget vient d’ailleurs de sonner l’alarme : « La vulnérabilité financière des ménages qui ont récemment acheté une maison est élevée dans plusieurs villes », prévient Yves Giroux. À Montréal, par exemple, le prix moyen des maisons est rendu presque 40 % au-dessus du niveau jugé abordable, selon une analyse diffusée à la mi-février.

Un peu comme une COVID-19 longue, la pandémie risque donc de laisser des séquelles à long terme aux jeunes générations qui peinent à accéder à la propriété.

Depuis cinq ans, la porte se referme.

Au Québec, la proportion de jeunes de 25 à 34 ans qui sont propriétaires de leur maison a fondu de 47 % en 2016 à 44,2 % en 2021, une baisse de 2,8 points. Pendant ce temps, le taux de propriété a grimpé de 4,2 points chez les personnes de 75 ans et plus.

Visiblement, le fossé se creuse, ce qui risque de créer une génération à loyer.

Cela pose un sérieux problème d’équité intergénérationnelle. Et brise l’ascenseur social, car la marche est encore plus haute pour les premiers acheteurs provenant de milieux modestes qui doivent se bâtir une mise de fonds à partir de zéro, sans aide parentale.

L’ascenseur social est bloqué

Jessica ne s’en cache pas : elle a grandi dans une famille défavorisée. Quand elle a décroché son premier stage comme avocate, elle gagnait déjà plus que le salaire de ses deux parents réunis.

Maintenant que sa rémunération atteint 95 000 $ par année, elle ne se verrait vraiment pas leur demander de l’argent pour acheter sa première maison.

Ce ne sont pas les parents de son conjoint non plus qui peuvent leur donner un coup de main. « Je viens d’une famille très modeste. J’aide ma mère », m’explique Andrès, qui est arrivé d’Amérique du Sud il y a 20 ans.

Mais la difficulté d’amasser une mise de fonds bloque le couple. Plus il épargne, plus les prix montent. Et Jessica ne veut pas être prise à la gorge : « Une maison, c’est bien beau, mais il faut aussi être capable de vivre. »

Pourquoi ne pas envisager une solution moins coûteuse, une copropriété, par exemple ?

« Vivre dans une tour, ce n’est pas quelque chose qui nous intéresse », me répond Jessica.

Et payer pour des charges de copropriété serait illogique, car Andrès peut s’occuper de l’entretien, lui qui est très manuel.

Vous avez pensé à la banlieue ?

« Oui, mais on veut rester à Montréal. J’aime ça, marcher pour aller acheter mes croissants le samedi matin », dit Jessica.

Ici, à deux pas de la promenade Fleury, elle est bien servie. Et le couple aime l’esprit communautaire du quartier où il a déjà établi un réseau social.

Un plex dans le coin, alors ?

Ça leur tente. Mais les prix ont explosé aussi. Un duplex jumelé comme celui qu’ils habitent s’est vendu plus de 800 000 $ récemment. Et si vous aviez vu les travaux à faire ! Le toit, la brique, l’isolation... Une facture d’au moins 100 000 $.

Cul-de-sac, donc.

Cela mène Jessica à une conclusion troublante :

Le fait de nous être sortis de la pauvreté ne nous permet pas d’accéder à la propriété aussi facilement que les générations précédentes.

Jessica

Malgré tout, le couple ne se résout pas à rester à loyer pour l’éternité, ce qui est bien légitime. « Une maison, c’est la liberté de faire ce que tu veux, dit Andrès. C’est le sentiment d’être indépendant rendu à un certain âge, l’idée de bâtir un patrimoine. »

10 milliards d’huile sur le feu

Face à l’escalade des prix de 36 % au Québec depuis le début de la pandémie, beaucoup de parents qui se sont eux-mêmes enrichis avec l’immobilier plongent la main de plus en plus profondément dans leur portefeuille pour aider leurs enfants à devenir propriétaires.

L’an dernier, les parents canadiens ont donné un cadeau de 10 milliards à leur progéniture, estime l’économiste de la Banque CIBC Benjamin Tal. À la grandeur du pays, ce sont presque 30 % des nouveaux acheteurs qui ont ainsi reçu une aide de papa et maman. Valeur moyenne du cadeau : 82 000 $.

Cette tradition plutôt anglo-saxonne n’échappe pas au Québec : 21 % des premiers acheteurs ont bénéficié d’une aide parentale moyenne de 47 000 $, en 2021.

L’aide parentale au Québec

Parmi les enfants qui achètent une première maison…

21 % ont reçu un cadeau en 2021, comparativement à 23 % en 2015.

Le cadeau moyen s’élevait à 47 033 $ en 2021, comparativement à 32 252 $ en 2015.

Il s’agit d’une hausse de 26 %.

Parmi les enfants qui achètent une nouvelle maison…

8 % ont reçu un cadeau en 2021, comparativement à 13 % en 2015.

Le cadeau moyen s’élevait à 71 549 $ en 2021, comparativement à 36 355 $ en 2015.

Il s’agit d’une hausse de 97 %.

Source : CIBC

A priori, les jeunes ont de quoi se réjouir d’un tel transfert de patrimoine. Sauf que cet afflux de capitaux a eu un effet pervers. En jetant 10 milliards d’huile sur le feu, on a fait grimper les prix encore davantage.

« Ces cadeaux augmentent le fossé entre les enfants qui en reçoivent et ceux qui n’en reçoivent pas », constate M. Tal.

Pour les enfants, ça fait carrément la différence entre acheter ou pas. Ça fait la différence entre embarquer dans le marché et profiter de son appréciation dans le futur ou bien rester locataire et payer un loyer toute sa vie, avec les risques d’éviction en prime.

Avec la pandémie, c’est donc le bon vieux « rêve américain » qui en a pris pour son rhume, cette idée forte que la propriété résidentielle peut servir de levier afin de permettre aux gens qui travaillent fort de se bâtir une sécurité financière.

L’élastique de l’endettement

Mais la pandémie n’a été que l’apothéose d’une longue fièvre immobilière qui a pratiquement fait quadrupler le prix des maisons depuis le tournant du millénaire.

En 2000, le prix médian d’une maison au Québec était de 94 500 $. Aujourd’hui, il atteint 380 000 $. Comme les revenus n’ont pas suivi, les jeunes doivent économiser deux fois plus longtemps – huit ans au lieu de quatre, en épargnant 5 % du salaire – pour réunir une mise de fonds suffisante.

« Nos parents pouvaient acheter peu de temps après s’être trouvé un emploi à temps plein. Aujourd’hui, c’est difficile. Même avec de bons revenus », constate Paul Cardinal, économiste à l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ).

Et encore faut-il être capable de rembourser l’hypothèque par la suite, un boulet de plus en plus lourd, malgré des taux d’intérêt bas, mais qui s’apprêtent d’ailleurs à rebondir.

Il y a 20 ans, les acheteurs d’une maison unifamiliale moyenne à Montréal devaient consacrer le quart (25,6 %) de leurs revenus bruts au remboursement de l’hypothèque. Aujourd’hui, c’est plus du tiers (38,5 %).

Ailleurs, c’est encore bien pire. À Vancouver, par exemple, l’achat d’une maison accaparerait théoriquement les trois quarts des revenus bruts. Manifestement, le travail ne suffit plus. Il faut une richesse accumulée autrement.

« Avec cinq augmentations de taux d’intérêt prévues en 2022, on sait déjà que l’accessibilité va continuer de se détériorer », prévient Matthieu Arseneau, économiste à la Banque Nationale.

Gare aux conséquences si les ménages tirent trop fort sur l’élastique de l’endettement.

Par exemple, les propriétaires coincés financièrement pourraient délaisser l’entretien. « On devrait se préoccuper de voir apparaître une prochaine génération de taudis en banlieue », dit Gérard Beaudet. Le professeur titulaire d’urbanisme à l’Université de Montréal voit déjà des quartiers qui se dégradent en accéléré.

Pour ma part, je redoute que les ménages qui consacrent une trop grande part de leur budget au logement soient forcés de sabrer leurs dépenses discrétionnaires, ce qui sapera la vitalité culturelle qui fait la renommée de Montréal et du Québec tout entier.

Au royaume de l’étalement urbain

Alors que faire pour améliorer l’accessibilité ? La solution se résume en trois mots : construire, construire, construire.

Si les prix de l’immobilier sont au plafond, c’est parce qu’on n’a pas bâti assez de maisons durant des décennies.

Comme la population a augmenté plus vite que le parc immobilier, le Canada se retrouve avec 424 logements pour 1000 habitants, le plus faible ratio de tous les pays du G7. Pour rattraper la moyenne du G7, il faudrait construire 1,8 million de logements, estime l’économiste en chef de la Banque Scotia, Jean-François Perrault.

C’est à coups de marteau qu’on ramènera l’immobilier sur terre. Mais il faut taper sur le bon clou...

En 2021, la construction résidentielle a enregistré son année la plus vigoureuse en plus de 30 ans. Or, les maisons poussent comme des champignons dans les zones rurales où le nombre de projets a explosé de 56 %, contre 21 % dans les centres urbains. Même frénésie dans les villes à environ une heure de Montréal : les mises en chantier ont doublé à Granby et même triplé à Sainte-Adèle.

À Saint-Lin–Laurentides, une municipalité dont la population a doublé en 20 ans, on est même forcé de faire venir de l’eau par camion-citerne parce que l’aqueduc ne suffit plus à la demande croissante des nouveaux quartiers.

Bienvenue au royaume de l’étalement urbain !

Encouragés par le télétravail, les acheteurs roulent de plus en plus loin pour mettre la main sur une maison unifamiliale à la hauteur de leurs aspirations... et de leur budget.

Cela a provoqué un exode historique de la région de Montréal, qui a perdu 2,6 % de sa population, soit 48 300 personnes, entre juillet 2021 et 2022, au profit des régions.

Le hic, c’est qu’on augmente sans cesse le périmètre urbain, au détriment des zones agricoles. Et cette expansion nécessite le développement d’égouts, de systèmes de distribution d’eau, de routes... ce qui augmente notre dépendance à l’automobile, alors qu’on pourrait revitaliser des quartiers où toutes ces infrastructures existent déjà.

Et le télétravail n’est pas la panacée qu’on pourrait croire. « Pour l’accessibilité, ça peut régler le problème à court terme. Mais du point de vue de l’étalement urbain, ce n’est pas une solution », dit Gérard Beaudet, professeur titulaire d’urbanisme à l’Université de Montréal.

Des études indiquent que les travailleurs qui s’installent plus loin, à la faveur du travail à distance, finissent par se déplacer encore plus que dans leur ancienne vie, car ils doivent utiliser leur véhicule pour d’autres motifs : faire les courses, voir des amis, déposer les enfants à l’école...

Oui, dans ma cour !

À 15 h 30, en face du métro Laurier, les enfants qui viennent de terminer les classes marchent pour rentrer à la maison en sautant sur les bancs de neige. C’est la preuve vivante qu’un quartier à forte densité peut séduire les familles, me fait remarquer Christian Savard, qui m’a donné rendez-vous sur cette place rajeunie du Plateau-Mont-Royal.

Selon le directeur général de Vivre en ville, la densification « douce » est la meilleure voie pour améliorer l’accessibilité en évitant l’étalement urbain nocif pour l’environnement.

Il s’agit de repérer tous les espaces libres, comme des stationnements de surface, pour intégrer de nouveaux logis dans des quartiers matures. Il s’agit de trouver un juste milieu entre l’immeuble en hauteur et le bungalow, pour offrir un modèle d’habitation qui plaît aux familles.

Le potentiel est immense. Mais c’est difficile, avoue Christian Savard.

Il faudrait retirer des obstacles réglementaires ou encore accélérer le processus administratif qui fait que l’approbation des projets, c’est long et compliqué.

Christian Savard, directeur général de Vivre en ville

Pour favoriser la densification, certains pays n’y vont pas avec le dos de la cuillère. En Nouvelle-Zélande, notamment, le gouvernement a mis en place un règlement qui interdit la construction de moins de six étages à proximité des transports structurants.

« Mais les quartiers les plus attrayants offrent une énorme résistance », déplore Gérard Beaudet. Certains résidants redoutent l’embourgeoisement, d’autres craignent l’augmentation de la circulation dans les rues.

En octobre dernier, par exemple, près d’une soixantaine de résidants de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve ont manifesté contre le projet Canoë qui prévoit la construction de 900 condos.

Oui à la densification. Mais pas dans ma cour.

Sauf qu’aux États-Unis, un mouvement inverse prend forme : « Yes in my backyard », ou YIMBY, si vous préférez. Et il est soutenu tant par des promoteurs immobiliers que par des forces progressistes, comme l’égérie de la gauche Alexandria Ocasio-Cortez, qui vient de demander aux villes d’adoucir leurs règles de zonage pour permettre de construire plus de maisons et améliorer l’accès à la propriété.

À Toronto, on est d’ailleurs en train de revoir les règles pour permettre aux propriétaires d’ajouter une petite maison dans leur jardin. Un modèle idéal pour l’intergénérationnel. Ce genre de construction est déjà monnaie courante à Vancouver, où les propriétaires transforment leur sous-sol en basement suite et le garage au fond de leur terrain en laneway house.

Oui, dans ma cour ? Littéralement !

* Les prénoms sont fictifs pour protéger l’anonymat.