Un « jeune rappeur » abattu, suspecté ou même tireur. La formule est utilisée à profusion pour décrire ce qui se passe dans les rues de Montréal. Les multiples fusillades des deux dernières années ont démonisé le rap, plaident de nombreux acteurs de la scène hip-hop qui déplorent l’amalgame. Lier crime et rap chaque fois qu’un meurtre fait la manchette est un raccourci trop facile, jugent-ils.

Une musique autobiographique

PHOTOS ARCHIVES LA PRESSE, GRAPHISME LA PRESSE

Devant la flambée de violence qui a marqué Montréal au cours des derniers mois, les manchettes des médias montréalais se suivent et, souvent, se ressemblent. « Fin du rap de l’horreur – Un autre rapace arrêté ». « Fusillade mortelle à Anjou – La victime était un jeune rappeur ». « Un 2rappeur tué à Montréal en moins d’une semaine ».

Le rap et les rappeurs se sont immiscés dans les reportages. Une tendance parfois stigmatisante pour la communauté hip-hop, selon plusieurs de ses acteurs. La musique rap, estiment-ils, est devenue un bouc émissaire, un peu comme les jeux vidéo après une tuerie de masse aux États-Unis. Avec le risque qu’un amalgame finisse par se faire dans l’imagination du public à qui le style musical est peu familier : rap équivaut à violence urbaine et conflit sanglant.

« Pour ces gens qui le démonisent, le rap, c’est du bruit, pas de la musique. Ça vient avec des problèmes », dénonce Dramatik, alias Jocelyn Bruno. Pourtant, les rappeurs et les jeunes qui gravitent autour ne sont qu’un miroir tourné vers l’environnement dans lequel ils baignent. « On se préoccupe du miroir, mais pas du système qui est à la base du phénomène : les problèmes de logement, de pauvreté, d’accès à l’emploi sont évacués », estime le fondateur du mythique trio hip-hop Muzion.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Dramatik

Le rap, c’est du black music. Alors tu vas avoir une description de toute la douleur et de tous les fléaux qui viennent avec ça.

Dramatik

La lunette médiatique nourrit l’amalgame, puisque les télévisions et les journaux contribuent à la reproduction des clichés, souligne l’artiste et travailleur social Ricardo Lamour. Dans la médiatisation des meurtres d’Hani Ouahdi et de Jannai Dopwell-Bailey, deux jeunes tués à Montréal l’année dernière, on a présenté le rap comme vecteur de violence, s’indigne-t-il.

Qu’on évoque leur style de musique de prédilection est significatif, dénonce à son tour Smaïn Belhimeur, fondateur de ONZMTL et coanimateur de Pod’casque, une balado qui présente des entrevues de fond avec d’éminents interprètes et beatmakers, mais aussi de nouveaux visages comme le rappeur de Montréal-Nord Icey da Zoe. « Peut-être qu’ils jouaient au foot ou qu’ils sont fans de BD japonaises. Les jeunes d’aujourd’hui font du rap comme ils font du sport. »

La culture hip-hop a donné à M. Belhimeur une discipline, une structure et une carrière de producteur. Plus jeune, il organisait des spectacles et documentait la scène rap montréalaise. « Ça m’a permis de me sentir inclus en tant que jeune homme maghrébin. N’importe qui aujourd’hui veut appartenir à quelque chose. »

Pour lui, l’amalgame rap et crime est un non-sens.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Smaïn Belhimeur, fondateur de ONZMTL et coanimateur de la balado Pod’casque

Si les gars s’expriment avec violence, c’est parce qu’ils vivent des affaires violentes. Je ne suis pas naïf, je sais c’est quoi, l’univers des gens que j’invite au podcast. Mais je suis là pour écouter et comprendre.

Smaïn Belhimeur, fondateur de ONZMTL et coanimateur de la balado Pod’casque

Le rap est ancré dans le récit autobiographique et les descriptions détaillées. Et quand on vient d’un milieu difficile, on ne décrit pas un conte de fées ou la vie paisible d’un quartier cossu de la Rive-Sud, plaide-t-il. Si le rappeur vit dans un HLM, il va décrire le HLM. S’il côtoie des gangs de rue ou, parfois, en fait lui-même partie, il va en parler et décrire son quotidien où circulent la drogue et les armes.

Beverley Jacques a été éduqué par cette musique qui l’a conscientisé aux fléaux de notre société. « [Les rappeurs] sont un peu comme des journalistes de leur quartier. Moi, en écoutant tel gars, je peux connaître cette réalité et être au courant qu’il y a des armes qui circulent ou de la drogue », résume le cofondateur de la Coalition Pozé, un groupe communautaire axé sur la lutte contre la violence par armes à feu.

Entendre les vraies choses exposées de façon crue, ça fait peur aux gens, admet-il. Mais ces artistes peignent un portrait détaillé et essentiel de leur environnement. « Certains détails nous donnent vraiment une fenêtre sur plein de sujets de société, des trucs que tu ne vois pas dans les journaux. »

Des propos comme ceux du rappeur Lost, du collectif 5sang14. Il résume en quelques paroles le trafic de stupéfiants dans certains quartiers, intimement lié à la crise des surdoses. « Et dans la rue c’est la Tanzanie, les tensions deviennent intenses à mort/Les gars s’en foutent que les gens meurent par mille/Ça coupe le work avec Fentanyl », déclame-t-il dans sa chanson Kakashi Hatake.

Divers facteurs – dont la condition socioéconomique – font en sorte que la réalité de certains jeunes sera liée aux gangs, ajoute Kevin Calixte, animateur de Rapolitik, une balado populaire.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Kevin Calixte, animateur de la balado Rapolitik

C’est se déresponsabiliser des vraies causes de la criminalité de montrer du doigt le rap.

Kevin Calixte, animateur de la balado Rapolitik

Bouc émissaire

Dans une situation qui suscite la panique et l’insécurité, c’est plus facile de se fier à une pensée déjà formatée que de réfléchir à l’origine de la violence, décortique Dramatik.

« Il faut être capable de faire la part des choses. Le rap n’est qu’un paramètre. » Si la personne veut s’exprimer, parler de son existence et des conflits vécus, elle va utiliser tous les médiums possibles, y compris les réseaux sociaux, précise-t-il. « Les gens ont la gâchette facile quand il s’agit du rap. »

Le grand public est friand d’explications simples alors que les origines de la criminalité sont complexes. « C’est plus facile de dire que le rappeur va faire un mauvais coup au lieu d’expliquer vraiment comment il en est arrivé à faire ce mauvais coup. »

Il y a certainement une culture des armes à feu chez certains rappeurs amateurs, mais ça ne mérite pas toute l’attention et l’amalgame que ça entraîne, plaide-t-il.

Le gars qui pointe une arme dans son clip, il était probablement déjà criminalisé avant même de rapper.

Dramatik

Focaliser autant sur un style de musique montre qu’on ne prend pas de front le problème, observe Philippe Néméh-Nombré, candidat au doctorat en sociologie à l’Université de Montréal. « La violence, la misogynie et l’homophobie dans le rap ne doivent pas être cautionnées non plus, précise l’expert. Mais en démonisant le rap, on brime un espace culturel qui sert à beaucoup d’autres choses. »

Deux poids, deux mesures

PHOTOS TIRÉES DU DOCUMENTAIRE DE LA BBC SUR DIGGA D ET ARCHIVES LA PRESSE, GRAPHISME LA PRESSE

Le rap fait-il sourciller parce qu’il s’agit d’une musique propre aux communautés noires ?

En 2020, Éric Lapointe a plaidé coupable à une accusation de voies de fait contre une femme. Le chanteur québécois a reconnu ses torts en cour et a évoqué « un combat à mener contre l’alcoolisme. » Pourtant, personne n’associe sa musique à ses méfaits.

« Il y a deux poids, deux mesures dans la façon de considérer un style de musique issu des communautés noires », note le sociologue Philippe Néméh-Nombré.

Le rock fait parfois l’apologie de la fête et de la consommation et propage dans certains cas une image très circonscrite de la masculinité. Pourtant, on ne décortique pas systématiquement les paroles et les vidéoclips des interprètes pour y chercher de la violence envers les femmes.

« On est capable de voir le travail de l’artiste et de ne pas associer sa musique à ça. C’est avec le hip-hop qu’on fait ça », fait valoir M. Néméh-Nombré.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Philippe Néméh-Nombré, sociologue

C’est un style de musique noir et les Noirs sont perçus par certains comme dangereux.

Philippe Néméh-Nombré, sociologue

La présence de rappeurs qui affichent leur allégeance à des gangs de rue a motivé l’annulation du festival LVL Up à Laval en septembre dernier. Les rappeurs JPS, MikeZup, Shreez et le populaire groupe 5sang14 devaient s’y produire.

« Je ne blâme pas la police, mais il aurait fallu renforcer la sécurité au lieu d’empêcher les gens de s’exprimer. Les jeunes ont besoin de ces évènements-là », dit Smaïn Belhimeur, fondateur du site spécialisé ONZMTL.

L’annulation reflète le manque de nuances avec lequel les gens abordent le rap et les risques liés à la criminalité au Québec, estime le rappeur Dramatik. « Je me sentais comme dans un film en noir et blanc. C’était comme retourner 25 ans en arrière. »

Rien de nouveau en effet pour cette légende du rap québécois, qui se rappelle une époque où la surveillance policière était de mise dans les shows de rap.

Il se souvient aussi des mariages et des baptêmes d’il y a 20 ans dans son quartier de Montréal-Nord, où la police débarquait sans raison apparente parce que les gens se déhanchaient sur du hip-hop. L’intervention se soldait parfois par des arrestations. « Si tu envoies des policiers, envoie-les pour servir. Pas pour annuler un show. »

Ces visites impromptues et cette atmosphère de surveillance autour de la culture hip-hop créaient des tensions. « Il y avait déjà cette idée préconçue que s’il y a du rap, il y a du crime. » La Presse rapportait il y a 10 ans que des bars montréalais s’engageaient à ne plus diffuser de musique rap, en réponse aux inquiétudes de la police de Montréal.

Lisez l’article « Le rap banni de plusieurs bars pour éloigner les gangs »

Drill rap et quartier numérique

Cette surveillance policière du rap est monnaie courante ailleurs dans le monde. Digga D, ambassadeur britannique du drill rap, doit désormais prévenir la police la veille de ses lancements de chansons. Il doit aussi fournir les paroles au préalable, révèle un documentaire de la BBC.

Regardez un extrait du documentaire (en anglais)

Des extraits de ses clips ont même servi de preuve lors d’un procès, comme c’est le cas aux États-Unis dans plusieurs dossiers médiatisés, où les tribunaux ont admis les paroles de chansons comme preuve à charge contre un accusé.

Lisez l’article « Rap Lyrics Now Admissible as Court Evidence : A Dangerous Precedent » (en anglais)

Entre narration et glorification

Le drill rap est un sous-genre musical du hip-hop né dans le quartier South Side de Chicago au milieu des années 2000. Il a depuis pris d’assaut le monde. Sur les réseaux sociaux, beaucoup de jeunes miment ce style musical basé sur la répétition.

« C’est une façon de régler son beef, d’humilier l’opposant », admet l’animateur de la balado Rapolitik, Kevin Calixte. Les « drillers » sont généralement des ados. Chief Keef, Pop Smoke, parfois Bobby Shmurda : ils sont nombreux à avoir joui d’un succès planétaire en abordant les thèmes de la vengeance, du conflit et de l’humiliation de leurs opposants. Certains vidéoclips de Chief Keef – dont son succès planétaire Don’t Like, repris par Kanye West – ont été soumis à une limite d’âge sur YouTube après avoir été bannis de la plateforme.

Le drill rap a récemment fait son apparition au Québec, comme on l’a constaté après la mort de l’adolescent Jannai Dopwell-Bailey, tué dans Côte-des-Neiges l’automne dernier.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Beverley Jacques, cofondateur de la Coalition Pozé, et J-Rich

On a vu des jeunes aller danser sur de la musique drill pour célébrer la mort de Jannai. Ça va loin. Les jeunes doivent se rendre compte qu’il y a une différence entre en parler et passer à l’acte.

Beverley Jacques, cofondateur de la Coalition Pozé

Autrement dit, souligne Dramatik, « si tu te vantes constamment d’un crime que tu as commis, c’est que tu ne mets pas ton art au premier plan. Tu mises sur la vengeance. »

Selon le musicien, cette catégorie de rappeurs représente un petit pourcentage de la culture hip-hop.
« Il y a tellement de bon rap en ce moment, que de montrer du doigt les trois ou quatre gars qui ont des antécédents criminels, c’est que tu as vraiment un agenda », ajoute Kevin Calixte.

La communauté rap doit faire sa part, estime Richard Jean-Pierre, fondateur de la maison de production Goodlife Entertainment. « Les jeunes que je laisse venir au studio, je leur dis d’arrêter de dire “je”. Je leur explique que tu peux raconter des choses sans être le criminel dans ton histoire. »

Une peur le taraude en tant que père, dans un climat de tensions entre les jeunes. « Tu ne veux pas que ton clip serve de preuve devant un juge. Tu peux être cru et réaliste sans être le criminel dans ton histoire et te faire des vrais ennemis. »

Le rap comme porte de sortie

GRAPHISME LA PRESSE

« Je suis la preuve vivante que le rap peut t’éloigner de la rue. »

Pour le fondateur du trio hip-hop Muzion, Dramatik, développer ses habiletés lyriques et musicales est à la fois un moyen de canaliser sa colère et un gagne-pain qui peut éloigner quelqu’un du crime.

« Les gens ne le voient pas comme ça, mais les profs nous appellent pour qu’on donne des cours de rap aux jeunes. On leur montre que le papier et la feuille blanche, ça peut être une meilleure arme qu’un pistolet. »

Contrairement au violon, au ski, au hockey ou à l’escrime, il ne faut pas être riche pour écrire et parfaire son flow. Il faut seulement y mettre du temps. Du temps qu’on passe loin des mauvaises influences.

Les jeunes marginalisés peuvent canaliser ça d’une manière positive et non violente avec des mots, acquiesce Philippe Néméh-Nombré.

On est capable de comprendre comment le basket peut sortir quelqu’un de la rue. Mais pas avec cette forme d’art qu’est le rap.

Philippe Néméh-Nombré, sociologue

« Si tu prends de gros noms américains comme Gucci Mane, quand le rap commençait à mettre de l’argent sur la table, ils ont délaissé l’affiliation aux gangs », indique Kevin Calixte. Il faut penser à une véritable réhabilitation. Sans occasions favorables ni inclusion, les bandits ne tourneront pas le dos à la voie du crime.

Beverley Jacques abonde dans le même sens.

« Tant qu’on n’aide pas les jeunes à vivre de leurs passions et à avoir des options qui les valorisent, ils se tourneront vers l’illicite, dans le pire des cas le violent. C’est plutôt ça, le vrai problème. Il y a une génération qu’on délaisse qui nous chante leurs problèmes et on ne fait rien. »

Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion