L’occasion était trop belle. Sur son compte Twitter, le nouveau grand patron de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), Juan Carlos Salazar, semblait me tendre une perche.

« Nous nous engageons à faire mieux connaître l’OACI auprès des Montréalais », a-t-il écrit au début de l’automne.

Ah, la bonne idée ! me suis-je dit. Voilà 75 ans que l’agence onusienne a son siège à Montréal, qu’elle y attire des milliers de diplomates et experts techniques de ses 193 États membres, mais que sa tour de verre du boulevard Robert-Bourassa semble hors d’atteinte. La dernière entrevue d’un journaliste de La Presse avec le secrétaire général de l’organisation remonte à 2004. C’est tout dire.

Mais l’ère du leadership de Juan Carlos Salazar s’annonce bien différente.

D’abord parce que l’avocat colombien, originaire de Medellín, considère que Montréal est sa deuxième maison depuis plus de 20 ans. Il y a fait sa maîtrise à l’Institut de droit aérospatial de McGill à la fin des années 1990 et y est revenu tous les ans depuis. Il y a toujours gardé des amis.

« Montréal, c’est le centre du monde de l’aviation internationale », dit-il, pour expliquer son choix de l’époque.

Il y a l’Institut où j’ai étudié, l’OACI, mais aussi tout un groupe d’organisations non gouvernementales et d’entreprises aérospatiales qui forment une communauté grouillante.

Juan Carlos Salazar

« Alors, choisir d’étudier à Montréal, c’était une évidence », dit-il, assis dans un des salons déserts du siège de l’organe des Nations unies, dont il a pris les rênes en août dernier.

C’est dans cet immense lounge où sont alignés des dizaines de drapeaux que Juan Carlos Salazar me reçoit avec une tasse de café noir et des biscuits. L’immensité de l’endroit aurait pu rendre l’entrevue presque protocolaire, mais le nouveau secrétaire général est tout sauf distant. Il a le sourire facile et l’œil qui pétille.

C’est donc assez ironique que ce Colombien sociable soit entré en poste en pleine pandémie, alors que la communauté grouillante qu’il a connue et aimée à une époque est dispersée aux quatre coins de la ville, séparée par des écrans d’ordinateur. Mais toujours là.

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Appelez ça toute une coïncidence, mais, dans le cadre d’une bourse journalistique, j’ai étudié à Harvard en même temps que Juan Carlos Salazar. Plus que ça, j’ai réalisé en préparant cette entrevue que nous avons pris part ensemble à un cours de leadership hors norme. À la première séance, le professeur s’est installé silencieux devant la classe et a laissé les quelque 150 étudiants se dépatouiller seuls. Pendant 15 semaines. Une espèce de laboratoire du comportement humain et de la psychologie de groupe.

Dans ce grand auditorium, nous nous sommes donc côtoyés sans nous connaître, mais nous avons été marqués au fer rouge par cette expérience déroutante que nous avons partagée avec le bras droit du président rwandais et un joueur de basketball ukrainien prorévolution, entre autres personnages improbables qui peuplaient les gradins. « Avant ce cours, je croyais qu’on pouvait répondre à la plupart des problèmes avec des réponses techniques, en intellectualisant tout, mais depuis, je m’intéresse au leadership d’adaptation, de transformation. D’ailleurs, quand j’ai brigué le mandat pour devenir secrétaire général de l’OACI, ça faisait partie de ma plateforme », dit-il en riant.

Et Dieu sait que les problèmes lui pleuvent sur la tête en ce moment. L’aviation civile internationale traverse la plus grande crise de son histoire. Depuis le début de la pandémie, le trafic aérien a baissé de moitié. Les compagnies aériennes ont perdu plus de 600 milliards US de revenus en provenance des passagers. Du jamais vu.

Le genre de problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui nous demande de nous adapter beaucoup plus qu’au cours des 80 dernières années.

Juan Carlos Salazar

« Nous devons regarder au-delà des frontières de l’aviation civile pour faire face à plusieurs défis : la fermeture des frontières, la vaccination, les tests, les règles différentes imposées par différents pays, différentes villes, différentes provinces. Nous devons nous mobiliser pour trouver des solutions qui vont fonctionner dans cette nouvelle réalité », dit-il.

Comme secrétaire général de l’organisation qui veille sur la sûreté et la sécurité du transport aérien, c’est lui qui doit amener tout le monde à la table pour avoir ces discussions. C’est le mandat même de l’OACI.

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Juan Carlos Salazar n’en est pas à sa première gestion de crise. Il supervisait les règles entourant l’aviation pour le gouvernement de Colombie après les attentats du 11 septembre 2001. « Je voulais faire une révolution. J’ai travaillé là-dessus pendant un an et demi, coché toutes les cases, trouvé toutes les solutions possibles, mais j’avais oublié de travailler avec des alliés. Les gens de l’industrie, qui se sentaient en danger, ont proposé leurs propres solutions. Finalement, ce que j’avais préparé a été mis de côté par le ministre et j’ai été obligé de mettre en place le contraire de ce que je proposais », se remémore-t-il, affirmant que cet échec cuisant l’a préparé à faire face à la montagne qu’il est en train de gravir, un jour de pandémie à la fois.

Et la pandémie n’est pas le seul enjeu bien en vue sur son tableau de bord. Réduire l’impact de l’aviation sur l’environnement en fait aussi partie. « C’est difficile de parler de ce sujet quand on est dans le milieu de l’aviation sans être sur la défensive, dit-il. En tout, l’aviation génère 1,5 % des gaz à effet de serre, donc, oui, plusieurs secteurs ont un plus gros impact que le nôtre. Cependant, ça ne veut pas dire qu’on ne comprend pas clairement qu’on doit diminuer notre impact », note-t-il, en ajoutant que c’est à l’OACI que la communauté internationale s’est entendue sur un premier programme de compensation de carbone. « Et on doit continuer à aller de l’avant, note-t-il. C’est ici, à l’OACI, qu’auront lieu ces grandes discussions – parfois difficiles – qui dessineront l’avenir. Ça fait 80 ans qu’on résout toutes sortes de problèmes ; 75 ans que l’histoire de l’aviation s’écrit ici à Montréal, dit-il, pensif. J’aimerais que les Montréalais connaissent enfin ce trésor qu’ils ont dans leur ville. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Noir, toujours colombien. C’est à Montréal que je suis devenu un fan de café. C’est essentiel l’hiver, un café avec un muffin.

Les personnes que j’aimerais réunir à ma table, mortes ou vivantes : J’aimerais dîner avec Gandhi, même si je doute qu’il mange quoi que ce soit puisqu’il était sans cesse en train de jeûner. C’est vraiment un personnage fascinant.

Un évènement historique auquel j’aurais aimé participer : Aux négociations qui ont mené à la convention de Chicago sur l’aviation civile en 1944. Je m’opposerais souvent à ce qui était proposé.

Mes musées préférés : Le Louvre à Paris et le Prado à Madrid ont été de grandes découvertes pour moi. J’ajouterais aussi le musée Botero à Medellín. Il vaut la peine d’être vu.

Un lieu où j’emmènerais mes étudiants : Dans la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie, parce que c’est un endroit magique où l’on voit l’océan à partir des montagnes enneigées, ce qui est rare dans un climat aussi chaud. On pourrait y rencontrer les membres de tribus autochtones d’une grande sagesse par rapport à l’environnement.

Qui est Juan Carlos Salazar ?

Né à Medellín en Colombie, il a fait des études en droit à l’Université pontificale bolivarienne dans son pays d’origine. Son premier emploi après son diplôme a été auprès d’une compagnie aérienne spécialisée dans le fret.

À la fin des années 1990, il a fait sa maîtrise à l’Institut de droit aérospatial de l’Université McGill. « Je n’ai que des souvenirs fantastiques de cette période. Ma femme, ma fille et moi avons tout aimé de ce séjour, même l’hiver », raconte-t-il à ce sujet. Il a obtenu une deuxième maîtrise de la Kennedy School of Government à l’Université Harvard en 2014.

Il a été président de la commission latino-américaine de l’aviation civile et directeur général de l’Aeronáutica Civil de Colombia avant d’être élu en août secrétaire général de l’Organisation internationale de l’aviation civile (OACI) pour un mandat de trois ans.