Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Kim Thúy.

À la fin d’une rencontre avec un groupe de professionnelles dans un lieu discret, une femme aux lèvres rouges assumées et aux cheveux noir ébène, juchée sur de hauts talons, est venue se présenter à moi : « Je m’appelle Schérazade. Oui, je sais, mes parents ne m’ont pas manquée ! »

Elle a parlé très vite et beaucoup. Je peinais à la suivre dans le brouhaha des autres conversations. Mais ma mémoire a été marquée par son incroyable vivacité. On s’est retrouvées sur les réseaux sociaux et, par la suite, autour d’un croissant chez moi. Ou était-ce chez elle ? Je ne me souviens plus. Je sais seulement que je me suis étendue sur son sofa dès la première minute de ma première visite chez elle, et ce, jusqu’à mon départ plusieurs heures plus tard, comme si on avait fait la guerre ensemble.

Si j’étais neurologue, je ferais un scan de sa tête pour voir combien de cerveaux se sont taillé une place dans son crâne. Elle lit les livres à la vitesse de l’éclair et les gens, à la vitesse de son cœur de sprinter. De plus, comme une voyante, elle pose des mots savants sur chacune des émotions avec la précision d’une chirurgienne. Ou plutôt avec l’exactitude de l’ingénieure qu’elle est.

Dans sa jeune vie de quadragénaire, elle a traversé du continent africain jusqu’en Europe avant d’atteindre l’Amérique du Nord pour finalement se déposer au Québec grâce à l’amour, cette force qui a convaincu le Jedi en elle de s’asseoir dans un canot en robe longue, avec diamant et mascara, pour se laisser transporter par son amoureux « pure laine » qui rame lentement sur les lacs québécois, sans vagues ni éclaboussures.

La richesse de son vocabulaire, sa capacité de parler cinq langues, ses flots de réflexions déjantées, philosophiques, technologiques, rigolotes… m’hypnotisent, m’enrichissent, m’envoûtent.

Je vous en fais partager quelques-unes :

— Très proche du génie, la folie. Je me demande bien qui a décidé de l’endroit où mettre la frontière entre les deux.

– Dessiner quelqu’un, c’est flat. Dessiner un état d’âme, c’est hara-kiri, direct au cœur.

— Je vais rester dictatrice de mon mental hypertrophié.

— Programmation neurolinguistique… défaire les équations mentales négatives ; nous ne sommes que des ordinateurs.

— En Algérie, s’exprimer signifiait se faire tuer. Des familles dormaient avec des couteaux sous les oreillers.

— Le policier : appelez si vous retrouvez votre auto. Sa réponse : elle doit être déjà au Togo à dévaler la savane au milieu des girafes, la chanceuse.

Et mon message préféré d’elle : « Je t’apporte du couscous. »

À notre dernier café, elle m’a apporté comme d’habitude un cadeau. C’était une bouteille de L’air du temps de Nina Ricci, un vieux parfum créé en France en 1948, un des cinq plus vendus dans le monde.

Sché : Ce parfum te ressemble car il porte son charisme dans l’envol.

Moi : Tu sais que je ne porte presque jamais de parfum.

Sché : Un parfum te laisse en notes de fond le résidu de la mémoire corporelle au-delà du temps présent. Il s’agit d’un rapport bilatéral où tu lui procures une personnalité à décoder ou encoder. Il délivre un message sur nous et porte notre message en lui. Ensuite, il passe son chemin. Permanence dans l’éphémère seulement.

Avant qu’elle ait terminé sa phrase, j’ai relevé ma manche pour laisser les gouttelettes atterrir sur mon poignet. En quelques minutes, le parfum s’est intégré à ma peau. Les premiers effluves ont animé l’avenue Duluth avec des marchandes vietnamiennes, des enfants sautant à la corde et la fumée des BBQ au charbon.

Sché et moi, nous avons la colonisation française en commun. Alors, L’air du temps a créé subrepticement un autre moment de complicité ou plus encore, de réciprocité.

Elle : « Mon père avait beaucoup de parfums. Il disait que c’était pour notre mère et un peu pour lui. Il chantait quand il se parfumait. » De mon côté, ce cadeau m’a rappelé ma grand-mère, mes tantes, l’Indochine. Les flacons de parfum des femmes de ma famille étaient exposés à l’intérieur des armoires vitrées, verrouillées avec de grandes serrures à côté de leur coiffeuse. Les gouttes étaient comptées, car personne ne savait quand la prochaine bouteille arriverait au pays, un territoire caractérisé par les aléas de la guerre et les incertitudes du destin. C’est pourquoi chaque flacon rapporté par une hôtesse de l’air/vendeuse revenant de Paris était une fête. Avant même de sentir le contenu, ces bouteilles stylisées nous offraient une fenêtre sur la paix, un portrait imaginaire de cette paix rêvée qui nous était étrangère.

Il a suffi d’une brume de fleurs et d’épices sur la peau et nos enfances mouvementées se sont révélées. Depuis, je porte cet Air du temps la nuit quand je m’assois pour lire, pour plier le panier de linge, pour regarder amoureusement cette paix rêvée de mon passé transformée en quotidien, mon quotidien.