Régine Laurent désamorce vite la question.

Souhaite-t-elle se lancer en politique ?

« Non, non, non ! », lance-t-elle en riant.

Ce n’est pas parce que différents partis n’ont pas essayé de la convaincre, et on les comprend. Ex-infirmière et syndicaliste, présidente de la commission spéciale sur les droits des enfants, Mme Laurent incarne à la fois le gros bon sens et la bienveillance. Elle allie bonté et droiture morale. Avec un radar pour détecter la foutaise et une colonne vertébrale pour la dénoncer.

C’est le genre de personne que les Québécois peuvent facilement aimer. D’ailleurs, dans le café d’Hochelaga où je la rencontre, des têtes se retournent discrètement pour la suivre du regard.

Après notre entretien, une voisine de table l’abordera avec une gêne délicate. « Madame Laurent, merci pour ce que vous faites ! »

Mais après avoir beaucoup donné, elle a envie de penser à elle.

« J’ai enfin du temps. Je peux passer une journée en pyjama. Je cuisine pour mes gars, je m’installe sur le sofa, les pattes en l’air, avec un livre. C’est le gros luxe ! »

Elle me regarde avec un sourire retenu, avant de cogner du poing sur la table. « Je suis en santé, je suis chanceuse, alors je veux en profiter un peu. »

Elle ne décroche pas pour autant de la chose publique. Elle suit encore l’actualité et la commente à LCN. Mais elle se satisfait du rôle d’observatrice.

« J’ai passé tellement d’années à travailler de 60 à 70 heures par semaine, et j’ai adoré ça ! Mais ce qui a fini par m’épuiser, à la fin, c’était de faire mes valises. C’était rendu que ça me donnait mal au cœur. »

Elle ne sort pas tout à fait indemne non plus des audiences de sa commission, qui avait été déclenchée à la suite de la mort de la fillette de Granby.

Ce qu’elle a trouvé le plus difficile ?

« La première semaine, répond-elle. Des jeunes sont venus témoigner. Leur intervenant changeait souvent, ils devaient recommencer à zéro. Ça les épuisait. Ils se sont refermés sur eux-mêmes et ils ont souffert. »

À leurs 18 ans, ces enfants qui avaient toujours vécu sous un encadrement rigide étaient soudainement abandonnés. Des gens ont dit à la DPJ : “Cessez de fabriquer de l’itinérance !” Ça m’a marquée. J’en ai fait des cauchemars.

Régine Laurent

* * *

Régine Laurent a grandi à Port-au-Prince. Sa mère enseignait les sciences, son père pratiquait le droit.

C’était l’époque où Haïti avait encore une classe moyenne, se souvient-elle. Mais la vie n’était pas simple.

Son père est arrêté à quelques reprises par le régime Duvalier. « Il n’était pas particulièrement politisé. Mais on n’avait pas besoin de l’être pour être embêté par le pouvoir. Il y avait parfois des vagues avec une centaine d’arrestations et mon père en a fait partie. »

Au début de l’été 1968, Régine immigre au Québec avec sa famille. Elle a 12 ans.

Son père ne peut exercer son métier ici. Il doit se recycler dans l’enseignement. « Le seul emploi qu’il a trouvé, c’est prof de religion. Pourtant, il n’était pas si croyant. Mais il a adapté les cours à sa façon, il y ajoutait une touche philosophique », explique-t-elle.

Le clan habite dans la Nouvelle-Bourgogne, proche de l’Acadie, dans le nord de Montréal. Les champs abondaient encore autour de Henri-Bourassa.

Les enfants reçoivent des patins, et se font reconduire au parc lors de leur premier hiver pour les utiliser. « Mes parents voulaient nous pitcher dans notre nouvelle société. »

La jeune Régine était la seule fille noire de son école. Même chose pour ses frères. Je lui demande comment c’était.

« Les gens étaient curieux… On avait un grand sous-sol et la fin de semaine, c’était rempli. Des enfants, surtout. Les parents étaient moins ouverts. »

Elle parle d’une certaine « insouciance » qui contraste avec la « pesanteur » d’aujourd’hui.

Ce n’est plus pareil. Quand il y a 1000 Noirs dans un quartier, peut-être que ça change le regard de la société d’accueil.

Régine Laurent

Mais ne lui demandez pas de dénoncer le « racisme systémique ». Elle n’aime pas l’expression, qui mélangerait selon elle deux choses fort différentes : les effets indirects d’un système et les préjugés des individus. « Le racisme doit rester associé à ceux qui le propagent, à leurs croyances et leurs gestes. Et il faut responsabiliser les gens aussi face à cela. L’esclavagisme, le racisme, il y a des gens qui s’y sont opposés, qui ont combattu le système. »

Que pense-t-elle alors de l’expression « discrimination systémique » ?

« Oui, je suis à l’aise avec ça. »

Elle déplore le cul-de-sac des discussions à ce sujet. « On ne s’écoute plus ! On est incapable de débattre ! »

Mais s’agit-il d’un débat ? Si une personne se dit jugée à cause de la couleur de sa peau, doit-on en débattre ? « Il faut s’en parler, dit-elle. Si quelqu’un se dit victime, il est normal de lui demander pourquoi elle se sent comme cela. Tout dépend de l’écoute. »

À 64 ans, elle reconnaît être loin des réalités des jeunes de quartiers difficiles. « J’en parle parfois avec mes deux fils et ma nièce. Ils me disent : tu ne sors plus, tu ne sais pas ce qui se passe ! »

Et pour rester éveillée, elle se fait un devoir de les écouter.

* * *

Si c’était à refaire, Régine Laurent choisirait encore le métier d’infirmière. Elle n’a jamais songé à faire autre chose. Mais son « cœur d’infirmière » a mal.

Elle se souvient de ses débuts. Du temps passé à parler avec des patients. De l’entraide avec ses collègues, qui pouvaient la couvrir quand elle devait s’attarder avec une personne en détresse.

Maintenant, c’est différent. Le volume de cas a augmenté, tout comme leur complexité et la lourdeur de la gestion.

Depuis ses débuts dans la profession, en 1978, elle a vu le réseau se centraliser à coups de réformes. Les soins se sont déshumanisés.

« Avant, quand on avait un problème, on allait voir le chef d’unité de soins sur notre étage. Ça ne fonctionne plus comme ça. La personne n’est plus une infirmière. »

Cela relève maintenant des gestionnaires, qui sont de plus en plus éloignés du terrain. À cela s’ajoute la trop rigide organisation du travail. Selon elle, le personnel soignant ne se sent plus collectivement responsable des patients. Il n’y aurait plus de « donnant-donnant » entre ces professionnels pour se répartir les tâches.

Ce problème découle plus de la culture de travail que de la convention collective. Et comme elle le résume, une culture, « c’est dur et long à changer ».

Et la fameuse collégialité des hôpitaux anglophones, où les infirmières se partagent plus équitablement les horaires ? « Il faut comprendre d’où cela vient, répond-elle. À l’époque, dans des hôpitaux francophones, une infirmière pouvait travailler dans la même semaine le jour, le soir puis la nuit. C’était insensé. Il y a eu un combat pour stabiliser les postes. »

Cet acquis est toutefois devenu un boulet aux yeux des jeunes infirmières prises avec les horaires ingrats.

Mme Laurent partage le constat relayé par d’innombrables acteurs : notre première ligne est dysfonctionnelle, et le remède passe entre autres par la délégation d’actes. Mais ce n’est jamais simple.

Les yeux de l’ex-syndicaliste s’allument.

Après un accident, j’ai été traitée par un physiothérapeute, mais il fallait quand même qu’un médecin remplisse mon formulaire. Et regardez en Ontario ! Là-bas, une infirmière praticienne peut référer un patient à un cardiologue. Pourquoi ça ne se fait pas ici ?

Régine Laurent

La réponse, selon elle : le lobby médical. « Aucun gouvernement n’ose lui tenir tête. Ils ont peur. »

Mais Régine Laurent ne sautera pas dans la mêlée pour s’y attaquer. Sa préoccupation immédiate est d’observer la suite donnée au rapport de sa commission sur les droits des enfants. Le ministre responsable, Lionel Carmant, a déposé son projet de loi quelques jours après cette interview. Mme Laurent y a réagi favorablement. Mais elle espère aussi que le gouvernement caquiste adoptera une autre de ses recommandations phares : créer un Commissaire au bien-être des enfants. Quelqu’un avec une vision horizontale pour défendre leurs intérêts dans tous les dossiers.

Elle est prête à fournir ses lumières. Mais pour le combat, elle donne ses armes au suivant. Son combat, elle l’a déjà fait avancer aussi loin que possible.

Questionnaire sans filtre

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Régine Laurent

Le café et moi : chez nous, je bois du décaf. J’en ai trois sortes. Mais quand je sors de chez nous, je m’offre parfois un bol de café au lait. Il ne goûte pas pareil dans le bol !

Une personne qui l’inspire : Angela Davis (célèbre philosophe et militante afro-américaine, qui d’ailleurs parle un français impeccable). Je l’ai déjà rencontrée à un congrès de la FIQ. Mon équipe m’a demandé qui serait mon invitée de rêve. Je leur ai dit que s’ils arrivaient à la faire venir, je payerais le champagne. Ils ont réussi.

Son pire défaut : l’orgueil. Ma mère m’a déjà dit : « Qui se fait plat comme un ver de terre ne doit pas se surprendre qu’on lui marche dessus. » J’ai trop bien appris la leçon.

Dernier livre lu ? Psychogénéalogie d’Anne Ancelin Schützenberger. Ça parle des traumatismes qui se transmettent d’une génération à l’autre dans les familles, de l’impact de ces silences et de ces non-dits.

Qui est Régine Laurent ?

Née le 9 octobre 1957 à Port-au-Prince, en Haïti, Régine Laurent a étudié en soins infirmiers au cégep du Vieux Montréal. Elle a exercé sa profession à l’hôpital Santa Cabrini tout en s’impliquant dans son syndicat. Elle a présidé la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) de 2009 à 2017. À son départ de la FIQ, l’Assemblée nationale a reconnu dans une motion unanime son « parcours exceptionnel ».

En 2018, le gouvernement caquiste l’a choisie pour présider la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse.

Elle commente maintenant l’actualité à LCN.