Dans cet essai, Marie-Hélène Voyer constate le rapport trouble du Québec au temps et à l’espace. Elle y parle de nos démolitions en série, de notre manière d’habiter ce territoire en nous berçant trop souvent d’images empruntées.


Le 2 décembre 1972 paraît dans Le Devoir le « Manifeste pour la sauvegarde des biens culturels », signé par une centaine d’artistes et d’intellectuels, dont Jacques Brault, Nicole Brossard, Roland Giguère, Gérald Godin, Pauline Julien, Gaston Miron et Pierre Vadeboncœur. On y dénonce avec verve la négligence des autorités envers le patrimoine historique du Québec, attestée non seulement par la destruction alors récente d’une quinzaine d’églises et par la démolition projetée de l’ensemble paroissial Sainte-Catherine-d’Alexandrie, mais également par la menace de démolition de l’ancienne prison des Patriotes-au‑Pied-du-Courant à l’angle des rues De Lorimier et Notre-Dame, à Montréal.

Les signataires demandent ainsi de quel droit moral les autorités « peuvent effacer des témoins d’une période de résistance au colonialisme de notre peuple, comme celle de 1837-1838 […]⁠1 ». Écorchant au passage le silence de l’intelligentsia et la logique torve qui mène nos dirigeants à systématiquement raser le vieux au profit du neuf, les signataires insistent : « Il devrait suffire d’évoquer le devoir pour un peuple de conserver son héritage culturel pour qu’on reconnaisse qu’en le saccageant, c’est une partie de lui-même qu’il détruit. Et pourtant en ces jours d’imbécilité que nous traversons, les pouvoirs de décision se trouv[ent] entre les mains de mercantis à courte vue ou de politiciens affairistes […]. »

Aujourd’hui, cinquante ans après ce manifeste, je guette dans les journaux les quelques voix – trop rares – qui s’élèvent encore pour déplorer les disparitions en série causées par un cocktail d’ignorance, de négligence ou encore de cafouillages administratifs à peine dissimulés.

[…] Devant les quelque 3000 bâtiments anciens démolis chaque année au Québec, l’ethnologue Isabelle Picard se désole : « On dirait une parade d’automutilation permanente qui n’arrive pas à se nommer, comme si la société n’arrivait à se conforter que devant le présent rassurant des habitations du XXIe siècle⁠2. » L’ingénieur civil Yves Lacourcière demande, dans une lettre à Nathalie Roy, ministre de la Culture et des Communications, « [q]uand cessera le saccage de notre patrimoine bâti ? », rappelant à juste titre qu’il n’est pas une richesse renouvelable […] Marc-André Bluteau, président de la Société d’histoire de Charlesbourg, avertit qu’« [i]l y a péril en la demeure » et déplore la « disparition pathétique de bâtiments pourtant reconnus pour leur valeur patrimoniale⁠3 ».

À sa défense, le gouvernement caquiste a bien manifesté son intérêt pour le patrimoine en novembre 2018 : dans un geste rare, le premier ministre François Legault, doublé du maire Régis Labeaume, présente alors en grande pompe, au cours d’une conférence de presse au Musée de la civilisation, ce qui semble être les toutes premières fortifications de Québec, datées de 1693. Legault brode tout un récit de survivance autour de ces restes exhumés de notre bonne vieille glaise canadienne-française : « D’aller voir ces vestiges, je trouve ça très touchant. Ça m’inspire. Ça vient confirmer que nos ancêtres, ceux qui ont fondé la Nouvelle-France, il y a plus de 400 ans, ont travaillé fort dans des conditions difficiles. On a réussi à préserver cette nation qui parle français⁠4. »

L’ampleur de cette annonce aura laissé plusieurs archéologues un peu hébétés. Sans compter les chercheurs de l’Université Laval qui découvriront, deux ans plus tard, après de prudentes expertises, que les fameuses palissades seraient plutôt les restes d’une écurie ou d’un bâtiment secondaire du genre daté de 17 75⁠5. En matière de sauvegarde du patrimoine, il y a quelque chose d’éloquent dans ces soubresauts médiatiques occasionnels de nos élus. Ils prennent la plupart du temps des airs de rendez-vous à l’aveugle avec l’Histoire.

Quelles sont les causes de cette banalisation galopante de nos villes et de cette amnésie abrasive qui les ronge ? Qui orchestre ces démolitions qui les laissent anémiques, presque exsangues de toute trace du passé ? Il y a bien sûr les lois faiblardes, l’absence de cohérence et de vision à long terme de nos politiques publiques […]. Il y a évidemment les moyens faméliques et le manque de ressources des villes. […] Il y a cette logique de rentabilisation de l’espace qui prévaut partout. Il y a la toute-puissance et l’impunité des promoteurs, le désarroi des petits propriétaires laissés à eux-mêmes, […] la logique commode du « mieux que rien ».

J’ai voulu cet essai habité de ces images de démolitions et de reconstructions en carton-pâte, un essai plein de repiquages et de hors-champs, de broderies d’images, de notes éparses et de souvenirs. S’y déclinent les figures, les points d’intensité et les paradoxes qui caractérisent notre rapport au bâti […]. Ce livre interroge notre manière d’habiter, de nous projeter, de vivre ensemble dans cet espace qui nous échappe de tous bords.

1. Collectif, « Manifeste pour la sauvegarde des biens culturels », Le Devoir, 2 décembre 1972.
2. Isabelle Picard, « Patrimoine : le privilège du passé », La Presse, 25 septembre 2019.
3. Yves Lacourcière, « Quand cessera le saccage de notre patrimoine bâti ? », La Presse, 4 juillet 2019.
4. « Des fortifications de 1693 découvertes en excellent état à Québec », Radio-Canada, 6 novembre 2018.
5. Sébastien Tanguay, « La palissade de 1693 ne serait ni une palissade, ni datée de 1693 », Radio-Canada, 19 janvier 2020.

L’habitude des ruines
Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec

L’habitude des ruines
Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec

Lux Éditeur, novembre 2021

216 pages

Qui est Marie-Hélène Voyer ?

PHOTO FOURNIE PAR L'ÉDITEUR

Marie-Hélène Voyer

Professeure de littérature au cégep de Rimouski, Marie-Hélène Voyer a fait paraître Expo habitat (La Peuplade, 2018), son premier recueil de poésie, ainsi que l’ouvrage Terrains vagues – Poétique de l’espace incertain dans le roman français et québécois contemporain (Nota Bene, 2019).