J’ai rarement rencontré quelqu’un qui a autant de champs d’intérêt différents. Le fameux DFrançois Marquis, chef de l’unité des soins intensifs de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, bien connu des téléspectateurs avides de l’émission De garde 24/7, a volontiers accepté mon invitation à prendre un café, mais il voulait boire du thé. Et pas juste un thé, mais offrir une dégustation de trois variétés rares, japonaises et chinoise, infusées selon les règles de l’art.

Je ne devrais pas être étonnée après l’avoir vu raconter à France Beaudoin son mariage médiéval, pour lequel sa femme et lui ont confectionné eux-mêmes une cotte de mailles. Ils font aussi leurs charcuteries, leur fromage et leur yogourt, entre autres nombreuses activités de couple. « Notre secret ? On n’a pas d’enfants », dit François Marquis, pour expliquer comment ils parviennent à jongler avec plein de dadas malgré un horaire de fou.

Cet homme est très sérieux, voire maniaque, dans ses passions, mais c’est un peu comme ça qu’on souhaite notre urgentiste quand on arrive en ambulance, non ?

On commence par un thé blanc chinois, le Jingning Yin Zhen. Il m’explique en détail sa provenance, ses particularités, son infusion, mais la vraie spécialiste, dit-il, est sa femme, qui trouve qu’il l’infuse trop. Nous sommes à sa distillerie de Mirabel où, avec ses partenaires, il est en train de développer un nouveau whisky (un autre de ses projets). « Nous sommes des passionnés du Japon, ma femme et moi, confie-t-il. Nous y sommes allés cinq fois et nous avons vraiment le goût des thés inaccessibles ici. »

La moitié de son sous-sol est occupée par sa femme pour ses cérémonies de thé, tandis qu’il occupe l’autre moitié avec son atelier où il bidouille des trucs techno. Ce sous-sol et sa distillerie sont les deux grands refuges de sa vie, quand il sort de Maisonneuve-Rosemont.

Ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le DFrançois Marquis

Nous sommes le 5 novembre, c’est un jour ensoleillé, les mesures sanitaires semblent bien fonctionner, j’en profite pour lui demander où il pense que nous en sommes avec la pandémie. « À une drôle de place, vraiment, répond-il. Sur certains points, nous sommes à un endroit plus confortable que je ne l’aurais pensé. Je suis très content de ne pas voir le nombre de cas augmenter en flèche et que les soins intensifs ne soient pas plus sollicités qu’ils le sont présentement. Très content qu’on puisse envisager la phase de reconstruction du système de santé. Là où je suis moins à l’aise, c’est avec ce qui se passe en Europe, et le fait que les gens ont vraiment l’impression que c’est fini. »

Le DMarquis s’inquiète qu’on oublie l’efficacité des gestes barrières.

On a malheureusement la mémoire très courte. Le gros incendie de forêt est éteint, on est en ce moment dans des feux de braises, et honnêtement, ça ne prend pas grand-chose pour que ça flambe.

Le Dr François Marquis

C’est un peu pour ne pas oublier certains détails de cette crise historique que François Marquis publie Mes carnets de pandémie, dont plusieurs textes proviennent de la chronique qu’il tenait au magazine Québec Science. Il dictait ses textes à la rédactrice en chef Marie Lambert-Chan, qui les retranscrivait. C’est donc un livre presque entièrement dicté qui nous raconte la crise de l’intérieur, au cœur du brasier. « Je suis conscient que les gens ont fait de très gros sacrifices. Pourquoi ? C’est une question tout à fait légitime, et ce livre-là, c’est un peu pour leur dire que ce n’était pas une blague. On n’a pas fait ça pour rien. C’est un sacrifice global. »

L’intensiviste ne pourra jamais oublier aucun des patients morts de la COVID-19, ni combien ses collègues étaient à ramasser à la petite cuillère quand il y avait plusieurs décès en une seule journée. Pour eux, ce ne sont pas des statistiques. Il rappelle aussi tous les gens qui sont morts chez eux, par peur d’aller à l’hôpital, qu’il faudra bien comptabiliser un jour. « Dans la première vague, on s’est demandé : “Mais où sont nos infarctus, nos AVC ?” Il y en a tous les mois, on n’en voyait plus, et la COVID ne protège pas de cela, que je sache. »

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Le DFrançois Marquis

Nous passons au deuxième thé, japonais, cette fois, du tencha, dont il vante le goût riche en chlorophylle, tandis que je lui demande si le paradoxe de cette pandémie est qu’elle est médiocre, c’est-à-dire pas assez spectaculaire. Et si nous ne sommes pas un peu ingrats face aux efforts déployés. « Très ingrats, lance-t-il. On a été victimes de notre succès, c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’on est capables d’attaquer une pandémie. On n’est pas assis à croiser les doigts en attendant que ça passe. On réinvente des chapitres complets de la médecine, il y a eu une coordination mondiale. Nos amis des vaccins ont fait un travail extraordinaire. Quand les gens disent que le vaccin a été botché parce qu’il est arrivé rapidement, je réponds que non, ce sont tous les autres vaccins qui prennent trop de temps. C’est tellement incroyable, ce qui a été fait, que des gens rejettent ça en se disant que ça ne se peut pas. J’ai beaucoup appris sur la force du déni. »

Mais il souligne qu’une majorité de gens sont vaccinés, ce qui est une victoire. Il salue particulièrement les jeunes qui ont collaboré, et n’en revient pas d’être en nomination pour un prix Mammouth.

Les jeunes écoutent plus qu’on pense. Il y en a qui sont venus se faire vacciner en cachette de leurs parents partis sur un délire.

Le Dr François Marquis

« C’est triste, mais quelle lueur d’espoir de voir qu’il y a des jeunes qui ont gardé leur capacité de réflexion et qui sont de bons citoyens, ajoute-t-il. Je le redis : c’est le plus bel exercice de démocratie d’une génération. »

La concurrence entre hôpitaux

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Le DFrançois Marquis

Nous passons au troisième thé, japonais lui aussi, un sencha cette fois, le Ohmi Sencha Saio, et je commence à être sur un rush de théine.

Une chose qui m’a frappée dans le livre du docteur Marquis, parce que je ne connais pas ce milieu, est la vive compétition entre les hôpitaux, alors que j’imaginais une plus grande solidarité. « Compétition est un mot gentil, dit-il avec un sourire ironique. C’est là depuis toujours, ça remonte à nos grands-parents. Si ça a pris autant de temps pour faire le CHUM, c’est parce que Saint-Luc, Notre-Dame et l’Hôtel-Dieu étaient en guerre ouverte. L’histoire de la médecine au Québec est fascinante. Notre-Dame a toujours été l’hôpital des riches, l’Hôtel-Dieu, l’hôpital politique [le cardinal Léger y avait une suite], et Saint-Luc était l’hôpital du peuple, donc l’hôpital dénigré. »

Ainsi, en raison du manque criant de personnel, on s’arrache les employés et tous les coups sont permis. « On a vu des choses épouvantables. L’Institut de cardiologie n’a jamais eu de patients COVID-19, ils ont réussi à justifier au gouvernement de ne pas en avoir. Naturellement, Maisonneuve-Rosemont se tapait la totale avec Sacré-Cœur et le Jewish. Ils ont eu le culot de faire des publicités en disant : “T’es tanné de la COVID ? Viens chez nous, on n’en a pas !” C’est rat, ça ! C’est comme si je rentrais dans un IGA pour distribuer des flyers de Provigo. C’est furieux comme ça. »

Le DFrançois Marquis croit profondément à un système de santé public. Mais ce système déjà fragile a été ruiné par la pandémie. Il faudra séduire la relève avec autre chose que de gros salaires, pense-t-il, car les conditions de travail sont importantes pour la jeune génération. Il estime d’ailleurs que les heures supplémentaires obligatoires sont une invention abominable qui relève de la psychose. « Je crois que de grandes questions doivent se poser, aussi douloureuses que les réponses. Quelle part veut-on donner à son financement ? Jusqu’où ? Ça veut dire quoi, des soins universels ? Actuellement, c’est tout jusqu’au bout pour tout le monde. Ce qui n’était pas si mal dans les années 1960 quand ça a été pensé parce que même si on faisait notre 110 %, la vie arrêtait assez vite. Aujourd’hui, sky is the limit. On donne des chimios de quatrième ligne pour rajouter deux semaines à quelqu’un, et si on prenait ce montant, on pourrait s’assurer que tous les enfants d’une école puissent avoir un petit-déjeuner. Mais il n’y a pas beaucoup de monde qui pense comme ça... »

« Les établissements doivent s’asseoir et se regarder dans les yeux, poursuit-il. Notre système de santé a été mis sur un tapis roulant et là, il nous montre qu’il fait de l’angine. Avant, on pouvait faire l’autruche. Plus maintenant. »

Je pense que je vais faire de l’insomnie ce soir, et je ne sais plus trop si ce sera à cause du thé ou de l’inquiétude. Mais tant qu’il y aura des docteurs Marquis, je serai rassurée.

Questionnaire sans filtre

Le thé et moi : Ma passion du thé me vient d’abord de mon absence de passion pour le café. Avant, je buvais des litres de thé, mais je fais plus attention et je n’en bois pas après 17 h.

Qui sont vos héros ? Je suis un maniaque de l’histoire d’Égypte et je dirais Imhotep. Ce gars-là était extrêmement instruit, médecin, chirurgien, architecte, philosophe. C’est lui qui a créé la première pyramide. Je trouve ça cool, quelqu’un qui va dans toutes les directions, qui n’est pas restreint à une chose.

Votre principal défaut ? Je suis fondamentalement gourmand, c’est impressionnant. Je suis fou de la viande. Pour faire le yin et le yang, il y a les véganes, et il y a moi. Aussi, je suis un procrastinateur-né. Je me bats contre ça tous les jours.

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Qui est François Marquis ?

  • Né le 31 janvier 1975 à Greenfield Park
  • Diplômé de médecine à l’Université de Montréal, il est chef du service des soins intensifs de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.
  • Il est l’une des têtes d’affiche de la série documentaire De garde 24/7 à Télé-Québec.
  • Il vient de publier Mes carnets de pandémie aux Éditions du Journal.
  • Il est en nomination aux prix Mammouth 2021, d’après un sondage effectué auprès des jeunes, pour avoir éclairé la population sur la vaccination et les enjeux sanitaires de la COVID-19.