Le sentiment d’être devenu apatride, ni tout à fait chez soi ici, ni tout à fait chez soi ailleurs, est surtout le fait de jeunes de deuxième génération, par exemple ceux vivant dans les banlieues françaises et que les parents ont coupés de leur langue et de leurs racines pour favoriser leur assimilation (plutôt que leur intégration), croyant ainsi leur épargner les obstacles qu’eux-mêmes ont eu à franchir en s’exilant.

Ce sentiment affecte aussi en général les jeunes durement touchés par la fracture sociale, isolés dans des quartiers difficiles, sans accès au transport, aux loisirs, à des maisons de jeunes, et regroupés dans des écoles ghettos, sans contacts avec des élèves de divers horizons à l’école primaire, secondaire et au cégep, des étapes pourtant cruciales dans la construction identitaire.

Il s’agit aussi d’enfants qui ont vu leurs parents humiliés, exploités, ou de jeunes qui ont l’impression de vivre un tel conflit de loyauté et d’allégeance qu’ils n’ont d’autre choix que de renier l’une de leurs identités.

Mais aujourd’hui, on a parfois l’impression, en écoutant certaines personnes issues de l’immigration récente ou moins récente au Québec et affichant tous les signes extérieurs du succès, d’avoir affaire à des personnages de tragédie grecque, enfermés dans un dilemme insoluble, tiraillés entre un père et une mère, une identité civique et une identité ethnique. La seule issue supportable consisterait à s’identifier à la partie « opprimée » pour rejeter la partie « oppressante », comme dans cette célèbre réplique extraite du Horace de Pierre Corneille : « Je pleurerai les vaincus et haïrai les vainqueurs. »

Comment interpréter cette situation ? Une partie de la réponse se trouve dans les politiques publiques (ou plutôt leur absence) d’aménagement du pluralisme et de gestion du fait minoritaire. Le pari assimilationniste repose sur une fausse prémisse : les vertus absorbantes du temps. On présume que la première génération éprouvera des difficultés d’intégration et risquera même de ne jamais développer de sentiment d’appartenance, mais que le temps fera son œuvre et que les générations suivantes se fondront dans le tissu social.

C’est le pari perdu de l’idéal républicain français, où la deuxième mais également la troisième génération affichent aujourd’hui des signes de repli et des revendications identitaires fortes qui ne sont pas l’expression d’une demande explicite d’intégration à la République ; il ne s’agit pas non plus d’une exigence de levée des obstacles socioéconomiques à l’inclusion ; on réclame plutôt la liquidation du contentieux colonial et la justice réparatrice.

Avant de penser l’avenir, les petits-enfants d’immigrés en France des années 1960 et 1970 ont besoin de panser le passé.

Une autre partie de la réponse se trouve dans le déficit de transmission. Le principal outil pour assurer la transmission est la langue d’origine. Or, beaucoup d’immigrants nés ici ou arrivés très jeunes dans le pays d’accueil ne parlent pas leur langue d’origine ou ne la maîtrisent pas, ce qui en fait des « analphabètes » dans leur culture d’origine dont ils ne décodent pas les implicites, au-delà de la dimension strictement instrumentale (« Je comprends quand mes parents me parlent et je leur réponds en français. »).

La maîtrise de la langue, avec toutes ses subtilités (les accents, les régionalismes) et avec ce que les anthropologues appellent les « prémisses culturelles », fait en sorte que les parents ne se sentent pas étrangers à leurs enfants et que ces derniers sont capables de donner du sens à des conduites parentales à première vue insensées, surtout dans les moments de crise (…).

La langue donne aussi accès à la mémoire familiale, passage obligé de la « petite histoire » à la « Grande Histoire ».

Privés de leur mémoire, n’ayant pas eu accès à toutes ces anecdotes racontées lors des rencontres familiales et qui permettent de s’approprier la petite histoire, les jeunes se réfugient dans les mythes et la Grande Histoire, un raccourci lourd de conséquences.

Qu’advient-il des enfants du fonctionnaire honnête qui a claqué la porte de son ministère dans un pays émergent, entrepris des démarches pour émigrer, réuni sa petite famille et sauté dans un avion pour tenter sa chance ailleurs, afin de fuir la bureaucratie, les vexations, l’arbitraire, peut-être même une famille élargie étouffante ?

Si ses enfants n’ont pas d’abord intégré leur histoire familiale, ils se définiront plus tard, d’abord comme les enfants d’un « ex-colonisé » que l’Occident a transformé en exilé dans son propre pays, puis comme des « racisés » discriminés dans un pays du Nord, une métacatégorie qui gomme toute leur singularité. Les deux récits ne sont pas incompatibles, encore faut-il que les enfants connaissent toute leur histoire (avant et après l’immigration) et qu’ils puissent l’appréhender et la synthétiser, dans leurs mots.

L’objectif ici n’est pas de culpabiliser les parents ou de minimiser les obstacles à l’inclusion, mais de rappeler que la nature a horreur du vide, et qu’une biographie non écrite par les principaux concernés sera un jour réécrite par des biographes non autorisés, qui instrumentalisent les ratés de l’intégration, attisent les colères et imposent un discours narratif commun qui dilue les parcours singuliers.

Quant à la Grande Histoire, c’est une autre affaire : elle appartient au patrimoine de l’humanité et nous en sommes tous dépositaires, quelle que soit notre origine, ne serait-ce que pour ne pas reproduire le cercle infernal des violences et des oppressions (…)

Qui est Rachida Azdouz ?

Rachida Azdouz est psychologue, essayiste et chroniqueuse. Chercheure affiliée au Laboratoire de recherche en relations interculturelles de l’Université de Montréal, elle est spécialiste en matière de stratégies identitaires et de gestion des conflits de valeurs, elle est l’auteure de nombreux articles et ouvrages sur la laïcité, l’accommodement raisonnable, les modèles politiques de gestion de la diversité. Panser le passé, penser l’avenir est son troisième essai publié chez Édito.

Panser le passé, penser l’avenir

Panser le passé, penser l’avenir

Édito

248 pages