Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Kim Thúy.

Quand j’étais avocate vers la fin des années 1990, j’ai eu la chance de participer à l’organisation d’une rencontre entre des femmes parlementaires canadiennes et vietnamiennes.

Les Canadiennes y ont fait partager leur savoir-faire, les unes plus rationnelles, les autres plus souriantes, mais toutes adoptaient une attitude de puissance, d’assurance et de conviction pour présenter leur plateforme politique auprès de leur électorat. Les Vietnamiennes les ont écoutées poliment à travers la voix de l’interprète. En les observant, j’avais l’impression que les messages ne les rejoignaient pas malgré une excellente interprétation vers la langue vietnamienne, ce qui n’était pas toujours le cas. Il était déjà arrivé à des rencontres précédentes que la traduction contredise carrément le message de départ. Chaque fois, je craignais que des malentendus surviennent et entachent la suite des échanges. Heureusement, l’expérience a montré que l’intelligence naturelle des gens et le contexte de la discussion pouvaient rectifier ou écarter les erreurs sans créer d’incident diplomatique ou de situation fâcheuse. Dans le cas des femmes parlementaires, le problème ne se trouvait pas dans les mots, mais bel et bien dans la culture. Les Vietnamiennes m’ont confirmé à la pause café que ces différentes pratiques et postures ne fonctionnaient pas pour elles. Il serait impossible pour des candidats et candidates du Viêtnam de se dresser au milieu de la foule et de se présenter de façon directe à la première personne venue en disant, par exemple : « Votez pour moi, je suis votre meilleur choix », « Je vais vous construire un hôpital », « Je vous promets une nouvelle route »…

En Occident, la force d’une personne est mesurée selon la puissance de son caractère, l’audace de ses opinions, le degré d’engagement de ses choix, le volume de sa voix… Même si les Vietnamiens visent exactement le même but, soit celui de gagner, ils doivent se soumettre aux règles de l’humilité ou, du moins, de l’apparence d’humilité.

Il ne s’agit pas de fausse modestie, mais d’une pratique culturelle. C’est pourquoi les candidats sont présentés par des proches. Ces derniers racontent les exploits de leurs collègues ou amis en leur lançant des fleurs, en leur offrant verbalement et publiquement un soutien inconditionnel.

Il y a une dizaine d’années, ma tante Hiêu de New York est venue me rejoindre à Paris pendant le Salon du livre, où mon premier roman Ru recevait un prix. Étant donné que nous avions habité ensemble à Saïgon de ma naissance jusqu’à mes 10 ans et que par la suite, pendant notre fuite en bateau, j’avais été assise littéralement sur ses jambes et celles de son mari, elle a reporté ses mille rendez-vous professionnels pour être à mes côtés pour cette première consécration de ma nouvelle carrière en écriture. Comme d’habitude, elle a pris des milliers de photos et en a tiré un portrait au crayon à son retour chez elle. Elle m’a accompagnée partout, même aux entrevues avec les journalistes. À une des entrevues, elle est intervenue pour offrir des détails me concernant mais qui m’étaient inconnus, dont certains étaient contraires à mon discours du moment.

Le journaliste : « Où se trouve la vérité alors ? »

Ma tante : « Écoutez-moi. Je la connais mieux qu’elle ne se connaît. »

Ma tante ne comprenait pas pourquoi le journaliste et moi avions éclaté de rire. Car pour elle, il s’agissait d’une évidence, et elle avait raison. Elle voyait mieux que moi comment les gouttelettes de sueur se formaient sur le bout de mon nez quand je n’étais pas capable de lire le mot « souris » pendant ma leçon de français avec elle. Elle connaît mieux que moi la forme de ma tache de naissance sur le derrière de ma cuisse droite. Elle a identifié mon amour pour la langue avant moi. Elle a rêvé pour moi à l’époque où il me manquait encore trop de connaissances pour concevoir des rêves.

J’ai écouté ma tante converser avec ce journaliste qui avait pu lire des phrases que j’avais effacées pendant l’écriture, qui avait entendu mes murmures derrière certains paragraphes et mes hésitations devant quelques silences. Ensemble, ils m’ont révélé mes tics, mes inconditionnels, mes détours, mes évitements, mes inconnus…

Depuis ces expériences, les proches autour de moi sont devenus des miroirs qui m’offrent la possibilité de mieux me voir, de mieux voir les soubresauts de mon cœur, de mieux voir mon dos et même de me reconnaître de dos, ou plutôt à partir de mon dos, de mon angle mort. Je compte également sur les étrangers que je croise puisqu’ils s’aperçoivent plus rapidement du morceau de persil coincé entre mes dents que moi-même. Il va de soi que le choix me revient de l’enlever ou pas. De m’aimer ainsi ou pas. En retour, je m’impose le même exercice de bien regarder afin de bien aimer les personnes qui se trouvent dans mon champ de vision. Je me suis dit que si chacun de nous veille sur l’autre avec attention, peut-être que nous aurons moins envie de prendre des égoportraits au pied d’un mur, au bout d’un quai, sur un lit défait, seuls.