Bien connue des amateurs de gastronomie à Montréal, Gaëlle Cerf travaille dans le milieu de la restauration depuis 30 ans. Elle a officié dans la salle à manger d’Au Pied de cochon durant huit ans avant de devenir copropriétaire du camion de bouffe de rue Grumman’78 ainsi que du resto du même nom. Elle nous parle des changements qui frappent son industrie, et des restaurants qui devront s’adapter à cette nouvelle réalité.

La famille de Gaëlle Cerf est originaire du département de la Haute-Loire, en France. Pensez Saint-Étienne, et un peu plus loin, Lyon, grande capitale gastronomique. Il ne faut donc pas s’étonner si, chez elle, on était obsédé par la bouffe. « On mangeait et on parlait de ce qu’on allait manger après, lance la principale intéressée en riant. C’était notre seul sujet de conversation. »

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Gaëlle Cerf

À la mi-vingtaine, la jeune Gaëlle est déjà responsable de la gestion d’un petit restaurant à Outremont. Puis au début des années 2000, elle rejoint Martin Picard qui vient d’ouvrir Au Pied de cochon, un restaurant qui allait révolutionner le visage de la restauration au Québec, avec sa cuisine ouverte sur la salle à manger, ses tables sans nappe blanche et sa mise en valeur audacieuse de la gastronomie québécoise. Gaëlle Cerf affirme que cette expérience a complètement changé sa vie.

« Ce qui s’est passé au Pied, c’est extraordinaire, dit-elle. Voir un lieu grandir et évoluer comme ça, c’était complètement fou. La première année, on servait 50 couverts et on était ben énervés. Huit ans plus tard, on faisait 220-230 couverts par soir dans la même salle à manger. »

La restauratrice affirme qu’elle a beaucoup appris aux côtés de Martin Picard. « Entre autres, qu’on peut aller au bout de ses idées, souligne-t-elle. Et que si on a une vision, c’est important d’y croire et de s’y tenir. »

Un nouveau défi

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Gaëlle Cerf discute avec Nathalie Collard.

Après huit ans à rouler à un rythme d’enfer, Gaëlle Cerf décide de prendre une pause. « J’étais fatiguée. Usée. » Elle vend ses parts dans le restaurant de l’avenue Duluth et va se balader aux États-Unis.

À son retour, le couple formé par Marc-André Leclerc et Hilary McGown lui propose de se lancer avec lui dans l’aventure de la bouffe de rue. Elle accepte, sans savoir que cette nouvelle aventure professionnelle deviendra une cause qu’elle portera durant des années. Quand on parle d’alimentation, la politique n’est jamais loin...

« J’ai trouvé ça intéressant d’apprendre pourquoi les choses sont comme elles sont, observe-t-elle. Quand j’ai voulu installer des cuisines mobiles dans les stationnements de Montréal à la sortie des bars, je me suis heurtée à des règlements municipaux qui remontaient aux années 1940, alors qu’une petite mafia territoriale de camions à patates semait la terreur. Ça se battait à coups de batte de baseball dans les rues. Toute vente de rue a été interdite par la suite. »

En 2012, elle fonde l’Association des restaurateurs de rue du Québec avec Guy Vincent Melo. Elle est toujours vice-présidente. Sa mission ? Défendre une gastronomique québécoise accessible. « On voulait offrir de la cuisine de qualité, mettre en valeur des produits locaux québécois, à un prix inférieur à ce qui était proposé dans les restaurants. La question de l’accessibilité a toujours été importante pour moi. »

Service essentiel

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Gaëlle Cerf

La pandémie l’a confirmé, la restauration est un service essentiel dans nos vies. « On rend les gens heureux, on est des distributeurs de bonheur », aime dire Gaëlle Cerf.

Mais la COVID-19 a aussi mis en lumière des problèmes profonds dans cette industrie.

« Les gens attendent le retour à la normale, mais cette nouvelle normalité ne sera pas la même qu’avant », assure-t-elle.

Les restos sont pleins à craquer, mais il n’y a pas de staff. C’est un signe qu’il y a quelque chose de tout croche. On va devoir se réinventer pour vrai. On va devoir réviser notre façon de faire et de voir l’avenir.

Gaëlle Cerf

Gaëlle Cerf se désole de constater que la restauration n’est pas un milieu où les gens s’épanouissent. « Il y a beaucoup de gens qui travaillent en restauration et qui ne sont pas heureux. Ils font cette job-là car ils sont obligés de la faire, souligne-t-elle. Alors quand le gouvernement leur propose de rester à la maison pour 12 $ l’heure, ils en profitent pour retourner aux études, changer de carrière, faire autre chose... »

On ne dit pas assez, selon elle, à quel point les métiers de la restauration sont difficiles et ingrats.

« Ce sont des jobs très physiques où il n’y a pas beaucoup de reconnaissance, insiste-t-elle. Je trouve ça terrible de voir que peu de gens peuvent se dire : “Tiens, je vais faire carrière là-dedans.” Quand tu arrives à 40-45 ans, que tu as les genoux finis, que tu as des tendinites.... et que tu es encore en train de te mettre à quatre pattes pour gratter ton four à 17 $ ou 20 $ l’heure, ce n’est pas suffisant. »

Gaëlle Cerf dénonce aussi l’absence de filet social, de retraite digne de ce nom. « Tu peux travailler 30 ans en restauration et quand tu prends ta retraite, tu te retrouves avec rien. Je trouve ça épouvantable. »

À 47 ans, Gaëlle Cerf note que la nouvelle génération qui travaille en restauration a changé. « Les jeunes n’ont pas les mêmes valeurs, dit-elle. Ils ont décidé de se choisir. Moi, je suis une fille de boomer, je me suis toujours donnée à fond dans le boulot, je n’ai pas assez remis en question certaines choses. Ça m’inspire de voir les jeunes. Je réalise que c’est correct de prendre une soirée off de temps en temps, je trouve ça intelligent. Au fond, cette génération pose une question intéressante : c’est quoi, avoir une vie ? »

Alors qu’elle s’apprête à entamer un nouveau chapitre de sa vie professionnelle – elle est partenaire avec les propriétaires du restaurant Graziella dans une nouvelle aventure, Le mercato comunale dans le Vieux-Montréal, une formule pizzeria, épicerie et bar à vin –, Gaëlle Cerf sait qu’elle devra naviguer et s’adapter à ces nouvelles réalités. Mais le plaisir de continuer à nourrir les gens demeure plus fort que tout.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi... : Un latte avec du lait de vache. Des fois deux. Je les bois presque toujours à la maison, je ne prends jamais le temps de me poser dans un café.

Le souper idéal, c’est avec qui ? : Je demanderais au chef Hugues Dufour (propriétaire du restaurant M. Wells à New York) de me faire à manger parce qu’il a vraiment un superbe talent. J’inviterais aussi Rosa Parks, car on vit dans un espace bombardé par des revendications de toutes sortes et elle pourrait remettre nos pendules à l’heure. J’inviterais aussi mes grands-parents parce que je n’ai pas assez pris le temps de connaître leur histoire. Enfin, j’inviterais deux enfants extraordinaires : mon neveu et ma nièce, Lilu et Arlo, 8 et 10 ans, pour qu’ils écoutent ce qui est dit, car ce sont eux qui vont construire le monde de demain.

La qualité qui m’aide dans ce métier : On dit de moi que je suis une bonne boss. Je n’ai pas eu d’enfants par choix, mais mon équipe, c’est un peu ma famille.

Mon modèle ou mentor : Ma mère, Denise Campillo. À 72 ans, c’est une artiste engagée, volontaire et autonome. Elle a joué un rôle de grand-mère pandémique extraordinaire tout en continuant sa bataille contre les gaz de schiste et les changements climatiques. Elle m’inspire beaucoup et me donne aussi espoir de pouvoir, moi aussi, jouer un petit rôle dans notre environnement.

Une région du monde que j’aimerais visiter pour sa gastronomie : L’Asie et l’Amérique du Sud. Pas nécessairement des restos étoilés. Moi, ce que j’aime plus que tout, c’est m’asseoir au bar et voir ce qui se passe derrière, en cuisine.

Qui est Gaëlle Cerf ?

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Gaëlle Cerf discute avec Nathalie Collard.

– Bien que sa famille soit originaire de la Haute-Loire, Gaëlle Cerf est née le 16 janvier 1974 à Loudéac, en Bretagne (France), où ses parents étaient installés temporairement.

– Arrivée au Canada (Ottawa) à l’âge de 8 mois. Son père était venu faire son doctorat. Ses parents ne sont jamais repartis.

– Premier vrai emploi dans le monde de la restauration : restaurant Chez Gautier, sur l’avenue du Parc.

– Elle est à l’origine du festival culinaire Yul Eat ainsi que des Premiers Vendredis du mois sur l’esplanade du Stade olympique, un évènement culinaire qui réunit les camions de bouffe de rue dans un même lieu.