Roland Viau a notamment publié Enfants du néant et mangeurs d’âmes. Guerre, culture et société en Iroquoisie ancienne (Boréal, 1997), Amerindia. Essais d’ethnohistoire autochtone (PUM, 2015) et Femmes de personne. Sexes, genre et pouvoirs en Iroquoisie ancienne (Boréal, 2000). Il nous présente des extraits de Gens du fleuve, gens de l’île.

Gens du fleuve, gens de l’île renvoie au fleuve Saint-Laurent et à l’île de Montréal. Cet intitulé fait implicitement référence à l’appartenance géographique, et non simplement culturelle, des habitants d’Hochelaga. Sa mise en écriture est née de trois ordres de questions vives. D’abord, qui étaient les occupants de l’île de Montréal au moment du premier contact avec les Européens (1535) ? Ensuite, qu’est-il advenu de ces insulaires entre les visites de Cartier et de Roberval (1535-1543) et l’arrivée de Champlain (1603) ? Enfin, où était situé le village amérindien visité en octobre 1535 et décrit par Cartier ?

[...] Une longue familiarité avec les sources référencées et quarante années de recherches et d’enquêtes, de réflexions profondes et d’interrogations continues sur l’amérindianité nous incitent à risquer cet essai sur Hochelaga et sur la Laurentie iroquoienne au XVIsiècle. Les suggestions de réponses que nous formulons aux trois questions de départ ne sont donc pas univoques et indiscutables. En clair, nous les assénons non pas comme des certitudes établies ou des vérités révélées, mais au mieux comme des hypothèses de travail à creuser et comme de nouvelles possibilités d’étude.

[...] En ce qui a trait à la disparition ou à la dissolution de la Laurentie iroquoienne, nous proposons une vision différente. Nous avançons qu’il y aurait eu plus de victimes de maladies d’un genre nouveau (probables « maladies contagieuses de masse ») que par faits de guerre ou de combats. Notre thèse tient en deux temps et en quelques phrases.

Tout d’abord, l’exposition répétée à des maladies d’origine européenne aurait causé une saignée ou engendré un contexte d’angoisse démographique en Laurentie iroquoienne dès les années 1535-1545. Des infections importées se seraient abattues sur celle-ci et auraient occasionné une mortalité d’envergure qui aurait fait tache d’huile mais sans être nécessairement foudroyante dans ses populations. Il n’y avait aucun moyen de lutte ou de contrôle, sauf le retrait. L’ampleur et la violence de ces maladies n’auraient pas atteint des sommets ni eu pour effet d’éliminer la présence physique des Iroquoiens de la vallée du Saint-Laurent.

Les maladies infectieuses auront néanmoins provoqué une coupe claire dans ses populations et causé leur déperdition. Les communautés de villages de la région de Québec ont dû être touchées plus durement que celles de Montréal et du Haut-Saint-Laurent. Le quart et peut-être même le tiers de la Laurentie iroquoienne aurait été effacé d’un trait par une épidémie récurrente qui aurait atteint des acmés pendant les hivers de 1542 et de 1543.

Comme ce sera plus tard le cas ailleurs en Amérique du Nord, soit à partir de la première moitié du XVIIsiècle, les principales victimes auront été les personnes d’âge moyen et avancé ainsi que les très jeunes enfants. Les maladies auront épargné la tranche d’âge des jeunes adultes, c’est-à-dire entre quinze et trente-cinq ans. Sauf celles qui étaient enceintes et qui ont dû perdre leurs enfants et mourir en couches, les femmes auront probablement été frappées moins durement que les hommes.

En second lieu, d’autres évènements meurtriers concomitants ou presque à la dépopulation liée aux maladies apparues consécutivement au contact entre Français et Iroquoiens auront causé des tensions et des malaises entre les groupes amérindiens. Des années troublées car ponctuées de rapports antagonistes, de conflits armés ou de violences induites par le nouveau contexte – compétition et rivalité pour obtenir des biens manufacturés occidentaux, en particulier des outils de métal, dont les Iroquoiens du Saint-Laurent contrôlaient la circulation et la diffusion – auraient inévitablement mené au sac ou à l’affaissement de Stadaconé et d’Hochelaga déjà anémiés et achevé la décomposition de la Laurentie iroquoienne entre 1550 et 1580.

En supposant que la Laurentie iroquoienne ait été exposée à une épidémie, il n’est pas absolument exclu (« improbable » ne signifie pas « impossible ») que les chamans de Stadaconé et d’Hochelaga aient fait courir le bruit selon lequel les lieux étaient désormais soumis à l’effet d’un sortilège. Ces chamans, au don de vision et au pouvoir reconnus, auraient pu invoquer des menaces inédites et auraient interprété comme des signes néfastes les maladies nouvelles et mortelles pour exhorter les habitants effrayés à abandonner leurs vieux foyers. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) rapportait d’ailleurs à propos des Urubu, un groupe indigène du nord-est du Brésil découvert au XXsiècle, qu’ils contractèrent la rougeole en 1950. Sur 750 habitants, il y eut, en l’espace de quelques jours, 150 morts. Un témoin oculaire décrivit ainsi la situation : « Le premier village était désert ; tous les habitants avaient fui, persuadés que la maladie était un être surnaturel qui attaquait les villages et auquel on pouvait échapper en se sauvant très loin. »

[...] Historien, nous regardons le passé pour cultiver le souvenir recomposé des morts et pour interroger précautionneusement ces ombres lointaines. Que nous le voulions ou non, nous vivons avec nos morts. Un groupe humain n’est-il pas uni autant par ses morts que par ses descendants ? N’est-ce pas cette transmission qui pérennise les sociétés humaines ? Sans compter que la mort des autres est le fantôme de la nôtre. La science actuelle nous apprend que la mort serait notre dernier acte, la fin de toute activité biologique. Bref, que la vie mentale, liée et organisée autour d’une structure cérébrale et par une énergie corporelle, s’arrêterait avec la mort.

Anthropologue, nous sommes plutôt enclin à croire que ce passage obligé, la mort, la véritable mort, survient quand personne ne pense plus à nous, quand personne ne parle plus de nous, quand personne n’écrit plus sur nous. Dit autrement, c’est lorsque notre souvenir s’est effacé complètement de la mémoire des vivants et s’est évaporé dans l’oubli. D’où la rédaction de ce volume qui porte sur la disparition d’un peuple amérindien et sur la volonté de reconstituer des pans de son histoire à partir des empreintes qu’il a laissées dans les archives que sont les textes et les artéfacts, les sites et le paysage.

L’objectif de ce livre sur des évènements révolus mais sur des questions présentement agitées n’était donc pas de remuer le terreau des morts ni de les réveiller. Sans être un rêveur d’hier ni l’avocat d’une cause, il consistait plutôt, pour reprendre l’expression de Nathan Wachtel, une figure d’autorité, à rafraîchir des traces du passé « permettant d’accéder autant que possible à une restitution de l’évènement singulier, du vécu, de ce qui une fois a été ». Réflexion faite, cette étude sur Hochelaga, dont les vestiges sont maintenant recouverts par la ville moderne de Montréal, se voulait un essai tant sur le passé que sur l’être et le devenir de ses habitants car, tout compte fait, aux yeux de la mémoire, « les morts hantent les lieux où ils ont vécu comme si, par un principe d’infusion, leur souvenir imprégnait le sol » [formule empruntée à l’écrivain Sylvain Tesson].

Gens du fleuve, gens de l’île –Hochelaga en Laurentie iroquoienne au XVIe siècle

Gens du fleuve, gens de l’île –Hochelaga en Laurentie iroquoienne au XVIsiècle

Éditions du Boréal (septembre 2021)

346 pages

Qui est Roland Viau ?

L’auteur a été chercheur consultant au centre de recherche Urbanisation culture société de l’INRS durant 18 ans et professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal pendant 28 ans.