Une campagne électorale fédérale, c’est l’occasion de voyager. Pour les chefs de parti comme pour les journalistes. Voici les carnets de campagne rapportés par six chroniqueurs et journalistes de La Presse, de Terre-Neuve à Winnipeg en passant par Saguenay et ailleurs…

Tiens ! Nous ne sommes pas seuls !

Les élections fédérales me procurent toujours le même effet, celui de m’apercevoir que je vis dans un vaste pays aux multiples réalités. Pendant les cinq semaines de campagne, je (re)prends tout à coup conscience que ma province-nation est encadrée par d’autres qui, elles aussi, ont des enjeux, des problèmes, des rêves, des besoins et des emmerdes. Et là, soudainement, j’ai le sentiment que nos problèmes et nos besoins ont une autre consonance.

Car pendant ces cinq semaines, je m’intéresse aux requêtes de l’Ouest, des Prairies, de l’Ontario et des provinces atlantiques. Une campagne électorale est l’occasion comme jamais de lever la main et de parler fort. Ça tombe bien, les politiciens n’attendent que ça, leurs promesses étant déjà rédigées et glissées au fond de leur poche.

Ici, on réclame plus de logements sociaux, là, on exige un nouvel axe routier, là-bas, on veut protéger l’éducation en français, ailleurs, on veut plus d’argent pour la santé, une reconnaissance des droits territoriaux, sa part de la péréquation, une baisse d’impôt, un prix de l’essence stable, des garderies subventionnées et tutti quanti.

Le Canada est vaste. Mais il est aussi morcelé. C’est là sa plus fascinante particularité et sa plus grande faiblesse. Mais chaque fois, les politiciens nous font croire que ces mille facettes forment un tout, que tout cela est « gérable » et que tout le monde sera, au bout du compte, contenté.

Puis, arrive le jour du scrutin. Nous nous rendons aux urnes, parfois avec entrain, la plupart du temps par obligation, et nous apposons notre X à côté d’un nom avec le sentiment gratifiant du devoir accompli. C’est justement dans l’isoloir que les choses rétrécissent, que l’horizon devient plus petit.

C’est à ce moment que des millions de gens font leur choix en fonction de leur univers, de leur quartier, de leur rue.

Et, sitôt le nom du gagnant proclamé, c’est chaque fois la même chose. Nous replongeons dans notre monde, nos réalités, nos besoins. Et nous évaluons le gouvernement élu en fonction de notre propre confort. Cela dure jusqu’aux élections suivantes.

Le Canada est un pays morcelé. Le voir ainsi est moins fatigant pour les citoyens que nous serons lundi pendant cinq secondes.

Crise d’unité nationale, la suite ?

PHOTO AMBER BRACKEN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Au lendemain du scrutin d’octobre 2019, les Albertains se sentaient « trahis » par leurs compatriotes canadiens, et l’unité du pays traversait une « crise », avait dénoncé le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney.

Au lendemain du scrutin d’octobre 2019, avant que la pandémie ne frappe, le péril qui guettait le Canada était l’unité nationale. Les libéraux avaient pratiquement été rayés de la carte en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba. Les Albertains, avait dénoncé le premier ministre Jason Kenney, se sentaient « trahis » par leurs compatriotes canadiens, et l’unité du pays traversait une « crise ».

Quels que soient les résultats du scrutin de ce lundi, le même Jason Kenney ramènera l’enjeu sur le tapis, gracieuseté du référendum qu’il a décidé d’organiser le 18 octobre prochain sur la formule de péréquation, dans le but de forcer Ottawa à modifier cette clause de la Loi constitutionnelle.

Le chef du Parti conservateur, Erin O’Toole, et les membres de sa députation sortante de l’Alberta sont demeurés timides sur cette question, au grand dam du chef du Maverick Party, Jay Hill, et de son candidat vedette de Calgary au chapeau de cowboy, Tariq Elnaga. « Les élus sont muselés », a-t-il pesté en faisant du porte-à-porte dans la circonscription de Banff-Airdrie, en août dernier, lors du passage de La Presse.

En plus de lui, pas moins de trois autres candidats de droite briguent la circonscription. Le recentrage qui a commencé à s’opérer sous la houlette d’Erin O’Toole a fait des mécontents. « Il a déçu et désabusé la base [conservatrice] », a déploré en entrevue Jay Hill, ancien du Parti réformiste sorti de sa retraite pour prendre les rênes par intérim du Maverick Party.

De là à parler d’un éclatement du Parti conservateur, il y a toutefois un pas que Tom Flanagan – éminence grise du mouvement conservateur, issu de la filière de l’« École de Calgary » – n’est pas prêt à franchir.

À tout le moins, pas dans ce cycle électoral.

Les électeurs en ont assez des libéraux, mais ils sont prêts à donner encore une chance aux conservateurs.

Tom Flanagan, éminence grise du mouvement conservateur

« Ce qui est arrivé en 1993 [le Parti réformiste de Preston Manning a remporté 52 sièges], c’est que les électeurs de l’Ouest en avaient marre des libéraux et des conservateurs », a souligné en entrevue le professeur d’université.

Ensemble, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba regroupent 62 sièges à la Chambre des communes, soit 18 % des 338 qui sont dans l’enceinte. En 2019, le Parti conservateur en avait remporté 54, c’est-à-dire 87 % du nombre total.

Un campement en ville

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le campement du Palais législatif du Manitoba, à Winnipeg

Le feu brûle depuis le 25 juin. Autour, une poignée d’hommes entonnent un chant traditionnel, rythmé par les battements du tambour. Derrière eux, une douzaine de tentes. Des cruches d’eau. Des victuailles. Du bois pour le feu.

Le campement est là pour durer – des mois, s’il le faut. Il est planté non pas en pleine forêt, mais à l’ombre du Palais législatif du Manitoba. Au cœur de la ville de Winnipeg.

Aaliyah Leach est là depuis le premier jour. Waylon Flett a dressé sa tente au dixième jour. Tous deux sont bien décidés à y rester tant qu’on n’aura pas fouillé tous les sites des pensionnats autochtones du Canada. Tant qu’il y aura des dépouilles d’enfants perdus à retrouver.

Le feu sacré est un passage vers le monde spirituel. Nous sommes là pour honorer les enfants [enterrés sur les sites des pensionnats] et pour aider leur esprit à trouver leur chemin vers la maison.

Aaliyah Leach, 21 ans

Ils lancent du cèdre dans le feu, pour que le bruit des craquements guide l’esprit des enfants.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Waylon Flett et Aaliyah Leach

Mais les campeurs du parlement manitobain espèrent aussi retrouver leur chemin, à eux.

La découverte de 215 dépouilles d’enfants sur le site de l’ancien pensionnat de Kamloops a bouleversé Aaliyah Leach. « Je suis une enfant des services sociaux. On m’a séparée de mes parents à l’âge de 3 semaines. […] J’ai perdu mon enfance et mon adolescence. »

Waylon Flett, 39 ans, provient de la Première Nation Peguis, dans le nord du Manitoba. Mais il est un enfant du système, lui aussi. À 9 ans, on l’a envoyé dans un foyer d’accueil. Il a été arraché à ses parents, à sa langue, à sa culture et à son mode de vie.

C’est un peu tout ça qu’il essaie de retrouver, sur la pelouse du Palais législatif. Un peu de réconfort, aussi.

« Les gens disent que les pensionnats sont un triste chapitre de l’histoire, dit Aaliyah. Ils disent que c’est du passé et qu’il faut en revenir. » Mais l’histoire, poursuit-elle, s’écrit encore sous nos yeux.

Le blues du businessman

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Luc Boivin, directeur général de la Fromagerie Boivin, à Saguenay

La petite usine que dirige Luc Boivin trône en haut d’une pente qui surplombe le secteur La Baie, à Saguenay. C’est ici, dans la fromagerie Boivin, qu’est produit l’un des meilleurs fromages en grains au Québec. Mais sa fabrication est de plus en plus difficile, faute de bras.

« C’est lourd, je n’ai pas pris de vacances cet été. On ne fournit pas assez vite plusieurs produits. Il y a plus d’erreurs aussi », se plaint le directeur général de la fromagerie.

L’homme rencontré fin août, en pleine campagne électorale fédérale, était formel : le manque de main-d’œuvre et le peu d’immigration en région étaient pour lui les deux principaux enjeux.

Les entreprises manufacturières à Montréal et Toronto ont moins de misère que nous parce que les immigrants vont là, dans les métropoles. Ici, les gens partent à la retraite, les bassins de main-d’œuvre ne sont pas remplacés.

Luc Boivin, directeur général de la fromagerie Boivin

Des données publiées cet été par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) révèlent que la proportion des personnes âgées de 65 ans et plus est passée au Saguenay–Lac-Saint-Jean de 12,5 % de la population en 2001 à 23,7 % en 2020.

Pour l’ensemble du Québec, il est passé sur la même période de 13 % à 19,7 %. C’est donc dire que la région grisonne beaucoup plus rapidement que la moyenne québécoise.

Quelques jours avant notre passage, Luc Boivin a même reçu un appel d’urgence un samedi soir. Il manquait d’effectifs à l’usine. Le cadre a passé son samedi soir à emballer du fromage.

La question du manque de main-d’œuvre est éminemment politique, dit-il. L’immigration doit être facilitée, selon lui, surtout en région. Puis, l’homme d’affaires accuse la Prestation canadienne d’urgence (PCU) mise en place par Ottawa durant la pandémie.

« Au niveau des subventions salariales, ç’a été mal organisé au Canada. Je pense qu’ils ont fait comme ça pour ne pas échapper personne, analyse Luc Boivin. Mais selon moi, on aurait dû faire passer l’argent par les entreprises, donner l’argent aux entrepreneurs pour garder les gens au travail. »

« Ce que j’entendais auprès de mes enfants, de leurs amis, des proches, c’est : “Pour la première fois de ma vie, je vais me payer une sabbatique.” C’est frustrant pour les gens qui restent au travail. »

Le maire-historien qui veut « faire du Labeaume »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Bernard Thériault, maire de Caraquet

Le nouveau maire revenait d’une mission délicate à Burnt Church, une heure au sud de sa ville. Les Mi’kmaqs d’Eskinuopitijk n’ont pas particulièrement aimé l’œuvre murale inaugurée au Bureau touristique de Caraquet pour célébrer ses 200 ans d’histoire. On y aperçoit un homme tenant une croix devant de jeunes autochtones. Disons que dans le contexte de la prise de conscience générale au sujet des pensionnats autochtones, cette représentation n’a pas tellement plu…

« Ça s’est très bien passé, ils étaient très relaxes », dit Bernard Thériault, qui connaît bien la communauté pour avoir participé aux négociations sur les droits de pêche dans son ancien boulot. « J’ai eu plus de difficulté avec l’artiste, quand il a essayé d’expliquer les bienfaits de la religion, que leurs ancêtres aimaient la bonne sainte Anne… je me suis rendu compte qu’il est très catho. Mais tout va s’arranger. »

Quelques retouches seront proposées…

Autrement, puisqu’on parle d’élections, dans cette Péninsule acadienne très francophone, il n’y a « pas de campagne », dit cet historien de formation, ex-ministre libéral provincial sous Frank McKenna. Le député libéral sortant Serge Cormier est le seul qui s’est offert pour participer à un débat local.

« C’est presque insultant. Peut-être parce que c’est une élection que personne ne veut », avance le maire.

Les candidats du NPD et des conservateurs ont été choisis fin août. La candidate du Parti vert est une avocate de Calgary qu’on n’a vue qu’en photo. Quant au représentant étonnant du Parti populaire du Canada, c’est un nouveau venu dans la région, un Ontarien francophile venu pendant la pandémie, dont les enfants étudient en français – il n’y a pas d’école anglaise à Caraquet, de toute manière.

« Graham Fraser, l’ancien commissaire aux langues officielles, disait que la péninsule était le seul endroit hors Québec où les francophones ne vivent pas en contexte minoritaire. Les données de 2016 montrent que la majorité est unilingue francophone. C’est ce que les gens du sud de la province ne comprennent pas bien souvent, ils pensent que tout le monde comprend l’anglais, qu’on n’a pas vraiment besoin de services en français. »

Comme dans bien des endroits hors des grands centres, on a aussi l’impression que les thèmes de la campagne ne concernent pas trop les gens. « Des fusillades à Caraquet, on ne connaît pas ça… La chasse à l’orignal va commencer bientôt, mais à part ça… »

Les cas de COVID-19 sont très rares – on distingue assez rapidement les visiteurs : ils sont les seuls à porter le masque.

Ici, le grand souci, c’est le manque de main-d’œuvre.

Comment amener des francophones ici ? Si rien n’est fait, dans 10 ans, les entreprises ne pourront plus vivre. Beaucoup de gens viennent s’installer, mais ce sont des retraités. Ça n’arrange pas ma pyramide démographique, ça.

Bernard Thériault, maire de Caraquet

« Dans les années 1970, on était 1000 à l’école secondaire ; ils sont 370. On a la plus petite classe de maternelle qu’on a jamais eue. Il y a des étudiants africains dans la région, mais ils ne resteront pas sans leur famille. On a aussi une culture d’assurance chômage avec les emplois saisonniers ; Yvon Godin [l’ancien député NPD, immensément populaire, et contre lequel il s’est déjà présenté sans succès] a convaincu les gens que c’est presque un droit constitutionnel… »

Le maire réfléchit, s’agite, cherche des solutions, appelle des finissants en médecine pour les attirer. « J’essaie de faire du Régis Labeaume ! »

À 65 ans, son but est de préparer sa ville, déjà une capitale culturelle, pour la prochaine génération. C’est de justesse qu’il a remporté son élection, en mai.

« J’essaie d’être innovateur, j’ai basé ma campagne là-dessus. Joseph Yvon [Joseph Yvon Thériault, son frère, sociologue bien connu] m’a dit : “Si c’est toi, le plus progressiste de la gang, ça va pas bien !” », dit-il en riant.

Affiches électorales à gogo

PHOTO ARIANE KROL, LA PRESSE

Les affiches électorales se multiplient à l’intersection de Campbell et LeMarchant à St. John’s, Terre-Neuve.

À Terre-Neuve-et-Labrador comme au Québec, la course électorale déclenchée en août par le gouvernement Trudeau est venue s’ajouter aux élections municipales prévues de longue date. Mais à St. John’s, les candidats municipaux ne se laissent pas éclipser par cette bataille venue d’Ottawa. Au contraire, leurs innombrables affiches aux couleurs contrastées font une rude concurrence à celles des candidats fédéraux.

À l’intersection de LeMarchant et Campbell, dans les hauteurs du vieux St. John’s, les sobres affiches du député sortant de St. John’s-Sud–Mount Pearl, le libéral Seamus O’Regan, et du candidat néo-démocrate, Ray Critch, se remarquent à peine parmi les pancartes racoleuses des aspirants conseillers municipaux. Les candidats du Parti conservateur (Steve Hodder) et du Parti populaire (Georgia Faith Stewart) ne s’y sont même pas aventurés.

La scène se répète à de nombreuses intersections passantes. Et sur les pelouses à l’avant des maisons, c’est souvent une affiche municipale, et non fédérale, qui témoigne de l’intérêt politique du propriétaire.

« Avec cette pandémie, c’est presque trop d’élections ! », déplore Florence, électrice de St. John’s-Sud–Mount Pearl croisée la semaine dernière à Quidi Vidi, dans la circonscription voisine.

« J’en ai assez de payer pour des élections ! a renchéri son amie Gail. J’aimerais un gouvernement majoritaire, qu’ils nous laissent tranquilles pour quelques années. »

Il faut dire que les électeurs d’ici ont déjà eu leur dose cette année. La campagne provinciale, déclenchée en hiver, s’est enlisée dans la pandémie et s’est étirée sur 10 semaines.

La Cour supérieure de la province entendra d’ailleurs, en février prochain, trois candidats défaits (une du NPD et deux du Parti progressiste-conservateur) indignés de la façon dont leur directeur général des élections a supervisé cette campagne.

Il faudra voir si cette saturation électorale a un impact sur le taux de participation, lundi.

« Je ne comprends pas les gens qui se plaignent ! », nous a lancé Violet Kerr, une électrice de St. John’s-Est, du pas de la porte de sa coquette maison de banlieue. « Pour moi, c’est un privilège de voter. Je n’ai jamais manqué une élection. »