Michèle Ouimet, notre ex-collègue habituée des reportages en zone de guerre, prend le café avec notre chroniqueuse Isabelle Hachey cette semaine.

Il y a des gens qui se souviennent où ils étaient quand Kennedy a été assassiné, ce qu’ils faisaient quand les avions ont frappé les tours jumelles. Pour ma part, je me souviens très précisément où j’étais, il y a 25 ans, quand j’ai lu les premiers reportages de Michèle Ouimet en Afghanistan.

La série s’intitulait Une femme au pays des talibans. La femme, c’était elle. Coupée du reste du monde, sans téléphone, sans ordinateur. Ses notes éclairées à la chandelle, dans un hôtel en décrépitude. La tête recouverte d’un foulard. Les pieds dans la boue et la neige sale. Des talibans aux trousses.

Ça sentait la poussière, ça respirait la peur.

Dans les locaux du Montréal Campus, le journal étudiant de l’UQAM, je dévorais ces reportages haletants, oppressants. Totalement captivants. J’avais trouvé ce que je voulais faire, dans la vie. L’été suivant, j’ai eu la chance de décrocher un stage d’été à La Presse.

Une chance d’autant plus grande que ma maîtresse de stage était… Michèle Ouimet.

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Un quart de siècle plus tard, la grande dame du journalisme de terrain me sert un bol de café au lait dans son appartement du Mile End. Le décor a changé. L’appart est lumineux, chaleureux. Reposant. Tout est à sa place. Vraiment tout. Pas la moindre traînerie, nulle part.

Nulle part, sauf dans un coin de l’appart, où Michèle a pendu un édredon. « Pour bloquer l’écho », m’explique-t-elle. Pendant quatre mois, c’est dans ce minuscule studio maison qu’elle a enregistré Partir ou mourir, une nouvelle balado de Radio-Canada. Sur l’Afghanistan, bien sûr.

Ce pays ne l’a jamais quittée.

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Vous savez, l’idée que l’on se fait de la journaliste têtue, passionnée, pour ne pas dire obsédée par son sujet ? C’est Michèle Ouimet. Baroudeuse. Téméraire. Une vraie. Le genre de journaliste à porter des jeans au très chic gala du Concours canadien de journalisme. Et y à rafler tous les honneurs.

En 29 ans à La Presse, elle a trimballé son gilet pare-balles au Rwanda, au Liban, en Syrie et ailleurs. Mais toujours, elle retournait à l’Afghanistan, un pays à la fois rude et magnifique, à la fois dur et chaleureux. Un pays qu’elle a appris à connaître – et à aimer.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Elle y est retournée sept fois depuis les reportages qui m’ont tant chavirée, en décembre 1996.

À l’époque, Kaboul était appauvri, affamé, brisé par des années de guerre civile. Les talibans avaient pris la capitale quatre mois plus tôt. Ils avaient établi leur quartier général à l’Intercontinental, un hôtel défraîchi, vidé de ses clients.

C’est là que Michèle a posé ses valises.

« Il n’y avait presque pas d’électricité, se rappelle-t-elle. J’avais monté les marches jusqu’au troisième étage. Je ne voyais rien, j’essayais de deviner les numéros des portes. C’était en décembre, il faisait froid, je gelais, j’avais peur. Je me suis dit : “Qu’est-ce qui m’a pris ?” »

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Bonne question, ça. Qu’est-ce qui lui a pris, au juste ?

Qu’est-ce qui pousse une journaliste à se jeter dans la gueule du loup, à braver les bombes, à défier par sa seule présence une horde de combattants intégristes, obscurantistes et armés jusqu’aux dents ?

Voulait-elle se prouver qu’elle en était capable, affronter sa peur, donner une voix aux Afghans, vivre en direct des évènements historiques ? Un peu tout ça ?

« Qu’est-ce qui me poussait, je ne sais pas. C’est monstrueux de logistique. Tu passes les deux tiers de ton temps à te demander comment te déplacer, comment assurer ta sécurité, comment te brancher… »

Lorsque la guerre a éclaté au Liban, en 2006, elle était scotchée à un écran de la salle de rédaction de La Presse, à regarder les bombes pleuvoir, quand son patron l’a convoquée dans son bureau.

« Irais-tu au Liban ? », lui a-t-il demandé. « Dans ma tête, je me disais : ‟Es-tu fou, toi ?! Aller au Liban !” Fait que j’ai dit oui… »

Elle est sortie du bureau en se demandant : « Mais pourquoi, pourquoi j’ai dit oui ?… »

Même après toutes ces années de reportages en zones de guerre, Michèle Ouimet avoue ne pas avoir trouvé de réponse claire à cette question. Peut-être n’en a-t-elle jamais vraiment cherché.

« Il y a une force qui me poussait. Une curiosité, aussi. Je veux voir ce qui se passe. Il faut témoigner. En Syrie, plus personne ne témoigne. C’est dramatique, quand il n’y a plus de journalistes, parce qu’on ne sait plus ce qui se passe. »

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« Pis, aimes-tu ça, être chroniqueuse ? »

Michèle Ouimet a beau être l’interviewée, elle ne peut s’empêcher de poser des questions. Elle veut tout savoir.

J’ai parfois l’impression de suivre ses traces, à La Presse. Chroniqueuse, Michèle l’a été pendant 10 ans. Et comme à l’époque où elle était ma maîtresse de stage, elle me bombarde de conseils. Prends le temps de réfléchir, de faire des téléphones. Refuse d’écrire si tu n’es pas prête. Résiste à la pression. « Ce journal-là, c’est comme un tigre. Il a besoin de son gros steak tous les jours. Un moment donné, t’en as plus, de steak, ostie. T’as plus de jus. »

Je prends des notes intéressées.

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Elle a signé sa dernière chronique, Vieillir, partir, le 1er avril 2018. Elle y mettait ses tripes sur la table, comme elle l’a toujours fait. La retraite l’angoissait. « J’ai peur du vide, bien sûr, qui n’a pas peur du vide ? », écrivait-elle.

Elle n’a plus peur. Il faut dire qu’il n’y a jamais eu de vide.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Elle écrit un roman. Elle tient une chronique régulière à la radio de Radio-Canada. Et puis, il y a cette balado sur l’Afghanistan. Une série qui l’habite depuis des mois.

Michèle Ouimet y raconte l’histoire de huit interprètes qui ont travaillé pour les soldats canadiens à Kandahar. Quand elle a fait sa première entrevue, début mai, elle n’aurait jamais pu imaginer que le destin du pays tout entier basculerait pratiquement sous ses yeux.

Michèle a refait des dizaines d’entrevues, à mesure que les talibans avançaient, que les villes tombaient et que la terreur s’installait. Elle a retravaillé la balado, en compagnie du réalisateur Cédric Chabuel, jusqu’à la dernière minute. L’adrénaline dans le plafond. Comme un reportage terrain. Enfin, presque.

Elle aurait aimé couvrir la chute de Kaboul, sur place. Évidemment. Mais le travail à long terme, à partir de Montréal, lui a permis de raconter la progression des talibans, à travers l’histoire de ces interprètes, comme elle n’aurait pas pu le faire en une ou deux semaines de terrain.

« Ça fait quatre mois que je suis branchée sur eux, leur détresse, leurs tentatives de fuite désespérées, leur peur… leur colère, aussi. Beaucoup d’entre eux sont très en colère contre le Canada. Ils se sentent abandonnés. »

Elle soupire. « Mais j’aurais tellement aimé ça être là. Ça me tue, de ne pas être là. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : un bol de café au lait, au réveil. C’est ce qui me tire du lit. En reportage à l’étranger, je prends du thé vert ou du chai, mais jamais, jamais de café en poudre…

Le matin idéal : un matin sans stress, avec mes journaux, un bon café et… une vidéo de mon petit-fils Théodore.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Machiavel, Raspoutine, Gengis Khan, Otto von Bismarck… pour comprendre ce qui se passe dans leur tête. Et ma mère, avant l’alzheimer.

Un reportage marquant : en 2007, dans la prison de Kandahar. J’avais rencontré des talibans capturés par les soldats canadiens, puis remis aux services secrets afghans, qui les avaient torturés.

Sur ma pierre tombale, j’aimerais que l’on inscrive : Michèle Ouimet, 1954–2053.

Qui est Michèle Ouimet ?

  • Née le 4 avril 1954 à Montréal
  • Recherchiste pour le journaliste Pierre Nadeau à Télé-Québec, puis à Radio-Canada, de 1984 à 1989
  • Journaliste à La Presse de 1989 à 2018
  • Lauréate du prix Judith-Jasmin Hommage, en 2019, soulignant l’ensemble de sa carrière
  • Admise en juin 2021 à l’Ordre national du Québec pour son apport « grandiose » à la société québécoise