Le chef du Service de police de l'agglomération de Longueuil (SPAL) Fady Dagher a été choisi mercredi pour diriger le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Voici l'entrevue qu'il a accordée à la chroniqueuse Rima Elkouri en septembre 2021.

Fady Dagher m’a donné rendez-vous au café Olimpico dans le Mile End, un de ses cafés préférés.

Le chef du Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL) s’installe tout au fond de la terrasse, dans un coin. Une vieille habitude, héritée de ses années comme agent double au début des années 1990.

Premier directeur de police issu de l’immigration au Québec, Fady Dagher a longtemps fait figure d’extraterrestre dans le monde policier. Il l’est encore un peu, reconnaît-il. Convaincu que la police de l’avenir doit à tout prix passer d’une culture de combattant du crime à celle de la prévention et de la concertation.

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Né en Côte d’Ivoire de parents d’origine libanaise, Fady Dagher rêvait d’être architecte quand il était enfant. Par la suite, le plan était de suivre les pas de son père qui, de petit commerçant vendant du lait, du sucre et des cacahuètes à ses débuts, est devenu un homme d’affaires prospère, à la tête de l’entreprise de vélo Dagher Cycles.

En août 1985, lorsque le jeune Fady, âgé de 17 ans, et son grand frère mettent le cap sur Montréal pour y poursuivre leurs études, c’est dans le but de reprendre un jour l’entreprise familiale.

Le plan a déraillé en 1990, au détour d’une rencontre fortuite avec un policier dans une lunetterie de la rue Sainte-Catherine où Fady Dagher travaillait comme assistant gérant tout en poursuivant ses études en comptabilité.

Dagher était intrigué par le travail du policier.

« Est-ce que c’est l’fun ? Aimes-tu ce que tu fais ? »

C’était à l’époque où la police de Montréal cherchait à embaucher des candidats universitaires, issus de minorités visibles, qui n’avaient pas le parcours technique traditionnel. Le policier lui en a parlé. Il l’a invité à faire un stage juste pour voir.

On a passé une soirée à patrouiller et c’était réglé ! J’ai adoré l’expérience.

Fady Dagher

Il n’a rien dit à ses parents avant de terminer sa formation à l’École nationale de police à Nicolet.

Pourquoi ? « Parce que chez nous, le métier était associé à la corruption, à la violence, à la répression… Alors pour mon papa, il n’était pas question que je devienne flic ! »

Il n’en était pas question… jusqu’à ce qu’il voie son fils, président de sa promotion, revêtir l’uniforme et qu’il soit le plus fier des pères.

« Après, il a été mon meilleur mentor. »

Ses yeux s’embuent lorsqu’il évoque le souvenir de son père, mort le 16 septembre 2017. « C’est une grande perte… »

La veille de sa mort, il avait demandé à son fils de lui apporter de la « knefé bi jeben » pour déjeuner – un dessert libanais au fromage.

« Je lui ai dit : “Parfait, je t’amène ça demain matin…» Mais le lendemain, c’était trop tard. »

Lorsqu’on l’a appelé de l’hôpital pour dire : « Venez, il ne va pas bien », il savait.

« J’ai tout géré comme un policier. J’ai montré zéro émotion durant toute la préparation des funérailles. Ce jour-là, lorsque le cercueil est descendu, je me suis effondré. C’est mon fils qui m’a rattrapé. »

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Son père l’a inspiré par sa droiture et ses talents de rassembleur. « Il était vice-président de l’Union libanaise mondiale. C’était un commerçant, mais aussi un homme politique, public à sa façon. Il était très impliqué dans la communauté musulmane, chrétienne et juive. Il arrivait toujours en médiateur. Il aimait faire de la réconciliation, faire en sorte que les gens ne restent pas entre eux. »

Cet héritage n’est certainement pas étranger aux valeurs humanistes qui animent le chef de police.

On lui doit la première politique au Canada en matière de profilage racial et social, en 2012. Un problème qu’il connaît intimement pour en avoir lui-même été victime, au lendemain des attentats du World Trade Center.

« Il y a vraiment eu pour moi un avant et un après. »

Avant ? « Je me sentais vraiment Canadien, Québécois à part entière. »

Après ? « Je me sentais comme un citoyen de seconde classe. »

Dès qu’il se laissait pousser un peu la barbe, on lui disait : « Hey ! Le cousin de ben Laden ! »

Il y a surtout eu des épisodes extrêmement humiliants lorsqu’il devait voyager. « Pour moi, c’était clair que c’était devenu systémique comme traitement à mon égard. »

Il avait beau être policier, détenir un passeport canadien et voyager pour le travail, il avait beau prendre soin de bien se raser avant d’aller à l’aéroport, aux frontières, il était avant tout arabe et par conséquent, suspect.

On le mettait de côté, on faisait des vérifications, on le fouillait. Il sentait chaque fois le stress monter en lui, même s’il voyait le fait d’être policier comme une forme de protection. « Malgré tout, une fois, j’ai eu droit à une fouille à nu alors que je devais me rendre aux États-Unis. »

En 2007, alors qu’il veut aller en Australie pour participer aux Jeux olympiques des pompiers et des policiers, on l’informe quelques semaines avant le départ qu’à cause de ses origines, il faut faire des vérifications supplémentaires avant de lui accorder un visa. Qu’il soit un policier d’expérience, à l’époque commandant au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), n’y change absolument rien.

Lorsqu’on lui donne le feu vert in extremis, quatre heures avant son vol, il se sent si blessé qu’il refuse d’y aller.

« Je m’étais juré de ne pas remettre les pieds dans ce pays. »

Finalement, ironie du sort, il est retourné en Australie en 2019 pour une conférence sur quoi ? L’antiterrorisme !

Douze ans après s’être méfié de lui comme s’il était un cousin louche de ben Laden, on l’invitait à titre d’expert en antiterrorisme.

Ce qu’il en retient ?

Le problème, c’est le système et non l’individu. Le douanier qui me mettait de côté, j’étais bien sûr en furie contre lui. Mais ce n’était pas lui, le problème. Je savais qu’il portait tout un système derrière lui.

Fady Dagher

C’est pareil pour la culture policière au Québec.

« On se focalise beaucoup sur l’individu qui fait une erreur ou une bavure. On oublie qu’il est le produit d’un système qui l’a éduqué et valorisé de la sorte pendant des années. C’est ce qu’il faut changer. »

C’est ce qu’il faut réinventer, malgré les vents contraires.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : cappuccino le matin. Très tôt, en route vers le travail, à pied ou à vélo, je fais une pause dans deux cafés avant de traverser le fleuve.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Nelson Mandela, Martin Luther King, Barack Obama, mon papa, Amin Maalouf, Lucien Bouchard, la taekwondoïste iranienne Kimia Alizadeh, Zidane.

Sur ma pierre tombale, j’aimerais que l’on inscrive : Il a essayé et il a réussi.

Un voyage qui me fait rêver : un voyage de pèlerinage du type Compostelle. Deux, trois semaines de marche et de réflexion, sac au dos.

La dernière fois que j’ai pleuré : j’ai failli pleurer tantôt, en parlant de mon papa.

Qui est Fady Dagher ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Fady Dagher

  • Né le 11 juin 1968 à Abidjan, en Côte d’Ivoire
  • A travaillé au SPVM de 1992 à 2017. Il a notamment été patrouilleur, enquêteur, superviseur et gestionnaire.
  • Nommé directeur du SPAL en février 2017
  • N’attache jamais ses lacets. Sa façon de dire : « Tu ne m’attacheras nulle part ! »
  • Père de deux filles et d’un garçon de 23 ans, 22 ans et 20 ans
  • Instigateur du projet Policiers RESO (Réseau d’entraide sociale et organisationnelle), qui vise à ce que seulement la moitié des policiers du SPAL répondent à des appels du 911 alors que l’autre moitié travaille dans la communauté.