J’ai suivi récemment Yannick Nézet-Séguin à New York et Philadelphie à l’occasion de la première tournée américaine de l’Orchestre Métropolitain. C’est évidemment un privilège d’avoir un tel accès à des musiciens aussi talentueux, en particulier à Nézet-Séguin, dont on ne mesure pas tout à fait la réputation internationale, chez nous au Québec.

« Notre » maestro compte aujourd’hui parmi les chefs les plus demandés dans les plus grands orchestres de la planète. Il a dirigé à Berlin et à Vienne et il est devenu la coqueluche de la presse spécialisée américaine depuis qu’il est le directeur musical du Metropolitan Opera.
Ce genre de reportage, court et intense, est très prenant. C’est une immersion dans un univers. On ne veut rien rater. On veut tout raconter. Être « les yeux et les oreilles » des lecteurs, sur place, au meilleur de nos capacités.

La première journée de ce reportage, à peine arrivé à New York, j’ai visité une classe de musique d’élèves de 11 ans dans le Upper East Side. Une école publique que j’imaginais beaucoup plus cossue qu’elle ne l’était en réalité, avec ses murs lézardés et sa peinture défraîchie. J’y ai découvert une demi-douzaine de musiciens de l’OM absolument charmants. De vrais pédagogues passés maîtres dans l’art d’intéresser un jeune public à la musique classique.

Après cette activité éducative, je suis rentré à l’hôtel écrire un début de chronique. Puis, je me suis rendu au Metropolitan Opera – après avoir rapidement englouti un sandwich en chemin – où une visite des coulisses avait été organisée avec une trentaine d’abonnés de l’OM, qui accompagnaient la tournée.

J’y ai trouvé moins de matériel pour mon reportage que j’espérais, une rencontre prévue avec Yannick Nézet-Séguin ayant été annulée à la dernière minute. Après un passage rapide à l’hôtel pour peaufiner quelques paragraphes, j’ai enfilé un veston pour la soirée à Carnegie Hall. J’ai décidé de ne pas mettre de manteau d’hiver par coquetterie… et je l’ai aussitôt regretté!
J’avais été convié par le chef à la répétition générale. Un moment particulièrement bien choisi pour comprendre les rouages d’un orchestre et le rôle du maestro. Nézet-Séguin, qui a l’expérience de cette salle mythique qu’est Carnegie Hall – avec notamment l’Orchestre de Philadelphie qu’il dirige depuis 2012 –, a donné ses dernières indications aux musiciens. « Soyez un peu plus vigoureux pendant ce mouvement, mais n’en faites pas trop non plus », leur a-t-il suggéré, en leur rappelant que cette salle réputée « généreuse » en redonne beaucoup aux spectateurs. J’ai pu le constater moi-même, assis en plein milieu du parterre. Le son, dans cette salle quasi vide, était cristallin.

« Est-ce que Marc Cassivi est là? » a demandé le chef, qui s’apprêtait à se photographier avec l’orchestre pour le compte Instagram de La Presse (dont il avait pris les rênes). J’ai levé la main machinalement, un peu gêné de cette attention. Le temps d’avaler un autre sandwich au café voisin et le concert allait commencer. J’ai assisté à un morceau de bravoure et un moment de grâce, ébloui pas la maîtrise de la Symphonie no 4 de Bruckner. Mon voisin de siège, journaliste au New York Times, semblait tout aussi ravi, malgré notre voisine de gauche, qui n’a cessé de tousser pendant le concert (alors qu’à l’entracte, nous interrogeant sur notre métier, elle n’a pas toussé une seule fois, ainsi que nous l’a fait remarquer une autre spectatrice).

Après le rappel, j’ai pratiquement couru jusqu’à l’hôtel. Il était 22 h 45. J’ai contacté le pupitre, qui m’a indiqué que j’avais 45 minutes pour rédiger ma chronique. J’ai jeté de rapides coups d’œil à mes notes, tout en écrivant davantage avec le cœur qu’avec la tête, en me laissant guider par mes intuitions. J’espérais rendre justice au moment magique auquel je venais d’assister.
Lorsqu’il nous arrive d’écrire « sur le gun », comme on dit dans le métier – après un spectacle ou un gala télévisé, par exemple –, on dort rarement bien. On a peur d’avoir fait une erreur factuelle, malgré nos multiples vérifications. On craint que notre jugement nous ait fait soudainement défaut. On rêve que l’on a écrit Bartók plutôt que Bruckner par mégarde.

J’ai très mal dormi. J’étais fatigué et j’avais un solide mal de tête. Au petit matin, prenant le déjeuner à l’hôtel, j’ai remarqué que des gens autour de moi lisaient La Presse sur leur tablette ou leur téléphone. Ce devaient être des musiciens de l’Orchestre Métropolitain. Une jeune femme m’a abordée, les yeux embués, et m’a fait le plus beau des compliments : « C’est comme si vous étiez sur la scène avec nous. Vous avez capté l’essence de ce moment. Je ne sais pas comment vous avez fait! » Dans mes courriels et sur les réseaux sociaux, plusieurs lecteurs m’ont fait la même remarque : « C’est comme si on y était… »

J’avais travaillé la veille de 8 h 30 jusqu’à quasi minuit et j’allais faire de même pendant les trois prochains jours. Je savais déjà que je reviendrais à Montréal complètement vidé. Mais j’étais tout aussi galvanisé par l’impression du devoir accompli. Et la sensation de faire le plus beau métier du monde.