Monia Chokri tient le rôle-titre de la comédie dramatique Emma Peeters, de l'auteure-cinéaste belge Nicole Palo. La comédienne québécoise est aussi de la distribution du long métrage Pauvre Georges de la Française Claire Devers, qui sera présenté le 7 novembre dans le cadre du festival Cinemania. Elle a réalisé cette année son premier long métrage, La femme de mon frère, qui sera en salle l'an prochain.

Ton personnage d'Emma Peeters est une actrice belge sans travail qui se fait dire, en audition à Paris, qu'elle est trop vieille pour un rôle. Elle déclare elle-même que 35 ans, c'est l'âge de péremption pour une actrice. Est-ce vraiment fidèle à la réalité?

C'est compliqué! Je pense qu'au Québec, on a la chance d'avoir des rôles intéressants après 35 ans. Particulièrement à la télé. Il y a plus de femmes qui écrivent et qui produisent en télé qu'au cinéma. J'ai l'impression que ça paraît dans les distributions et dans les rôles. Le cinéma reste quand même un milieu d'hommes. Forcément, il y a un rapport de séduction, un rapport au désir dans ce métier-là, donc c'est compliqué. Je ne parle pas de désir sexuel...

Mais plutôt d'être à la merci du désir d'un metteur en scène...

Oui. Et ça appelle beaucoup la jeune femme, et souvent dans des rôles de faire-valoir. La différence entre les acteurs et les actrices au cinéma est évidente. Un homme acteur peut être moche, petit, chauve, gras. On ne demande pas aux actrices de perdre 10 livres, mais si tu ne le fais pas, tu n'auras peut-être pas le rôle... Dans mon long métrage, il n'y a aucune actrice pour qui il a été question d'apparence, de poids, de couleur de cheveux ou de grandeur. Ça part d'un désir de travailler avec elles. Par contre, mon acteur, Patrick Hivon - que j'ai d'abord choisi parce qu'il est très bon - devait correspondre au personnage, de qui toutes les femmes tombent amoureuses dès le premier regard. Comment choisir? Avec son propre désir, évidemment. Ça fait appel à notre sensibilité à la beauté, au fantasme, à tout ça.

Donc c'est plus difficile de le reprocher aux autres...

Oui. Cela dit, je pense tout de même qu'à la base, le choix devrait se faire sur le talent. Et que souvent, c'est le dernier des soucis dans le choix d'une actrice. Après, on peut débattre de ce qu'est le talent, etc. Mais je pense que tout ça peut changer si on a plus d'auteures femmes. L'autre chose, c'est que les personnages féminins n'ont pas le droit d'avoir du caractère, de ne pas être sympathiques. Alors que les personnages masculins peuvent être antipathiques. Bill Murray et Jean-Pierre Bacri ont fait des carrières là-dessus. Une femme, ça passe moins bien.

Je te ramène à cette date-butoir, l'anniversaire de 35 ans de ton personnage, qu'elle voit comme une finalité. C'est différent pour les actrices québécoises et européennes?

C'est dur à dire... Élise Guilbault, Anne Dorval, Guylaine Tremblay, Marie-Thérèse Fortin: ce sont des actrices qui travaillent beaucoup au Québec. Mais en France aussi, Karine Viard, Agnès Jaoui, Marina Foïs ont passé le cap de la quarantaine et ne manquent pas de rôles. Je pense que ça tient aussi à la façon dont on se positionne dans le rapport de séduction. Il y a des actrices qui ont moins de rôles plus tard parce qu'elles ont peut-être trop joué la carte de la séduction, plus jeunes. Je pense à Brigitte Bardot, que l'on n'a pas voulu voir pour autre chose que ce qu'elle incarnait dans sa jeunesse. Elle-même, je crois, n'a pas voulu se voir vieillir à l'écran. À côté, il y a une Jeanne Moreau qui a fait carrière toute sa vie, même si c'était une vraie charmeuse dans sa jeunesse. Mais on l'a choisie pour autre chose dès le départ. Et on a continué de la choisir, au-delà de son âge. C'est une carte facile à jouer, la séduction, quand tu es jeune. Parce que ça marche. Mais c'est peut-être une carte qui à long terme dessert.

Tu es à la fois actrice et réalisatrice. Faire sa place comme cinéaste, quand on est une femme, est-ce un combat difficile? Le cinéma, ça semble être la chasse gardée des hommes...

Oh oui! C'est un boys' club! Quand je pense à Jane Campion ou à Andrea Arnold, ce sont des femmes qui ont été acceptées dans le boys' club. «Vous avez fait vos preuves. Vous avez le droit d'être à notre niveau, dans notre cercle intime.» Il va y avoir de plus en plus de femmes. Ils sont bien obligés de les accepter! Même les festivals sentent de la pression par rapport à ça. Tant mieux! Il y a eu un visionnement de mon film pour les gens de Téléfilm Canada, de la SODEC, etc. À trois reprises, il y a des hommes qui ont émis des commentaires sur mon film et toutes les femmes se sont liguées contre eux en disant qu'elles trouvaient ça important qu'on garde ces séquences. Je pense que c'est ça, le problème. S'il y avait plus de femmes dans les comités de sélection, notamment des festivals, il y aurait plus de films de femmes. S'il y avait une parité là, il y aurait une autre sensibilité. Les femmes lisent le monde un peu différemment des hommes, quand même.

Il faut qu'il y ait une pluralité de points de vue. Même si un sujet est universel, parfois, il y a un aspect qui va résonner davantage auprès d'un homme ou d'une femme...

Ça ne veut pas dire qu'on fait des films de femmes! Je me suis fait dire par quelqu'un: «Tu as des chances d'être à Cannes, cette année, parce que ton film est super et que tu es une femme.» Je comprends ce qu'il a voulu me dire. Stratégiquement, il a raison. Mais c'est comme si on disait que Spike Lee avait été sélectionné parce qu'il est noir. Ça discrédite un peu mon film. C'est dire que même s'il est moins bon qu'un film d'homme, il va être choisi parce que je suis une femme. J'espère bien que si mon film se retrouve dans un festival, ce sera parce que j'ai la capacité d'y être. Pas parce que je suis une femme. Si j'y suis, ce sera parce que mon film est meilleur que celui réalisé par un homme. Pour que mon film soit sélectionné dans un festival, il faut que je sois 200 fois meilleure qu'un gars! On me fait moins confiance parce que je suis une femme. Tu me parlais du combat pour faire sa place. Tant que t'es une jeune cinéaste sans expérience, les gars sont très gentils avec toi...

Parce que tu n'es pas menaçante...

Exact. Mais si tu fais ta place au soleil, là, c'est plus compliqué. On dit souvent que les actrices se haïssent entre elles. Moi, je n'ai jamais vu autant de solidarité qu'entre les actrices. Et je n'ai jamais vu autant de non-solidarité qu'entre les cinéastes. On dirait une cour d'école de bébés lala. Tout le monde parle dans le dos de tout le monde. Le seul que je connais qui n'a pas le temps de faire ça, c'est Xavier [Dolan]! Il y a un cinéaste qui est venu me dire que si j'avais eu du financement à la SODEC, c'est parce que j'étais connue, que je faisais du cinéma populaire et que j'étais une femme. Il m'a aussi dit qu'il était un homme blanc dans la quarantaine qui faisait du cinéma d'auteur austère, et qu'ils étaient trop nombreux comme lui aux yeux de la SODEC.

L'homme blanc dans la quarantaine qui se plaint de la perte de ses privilèges m'exaspère énormément...

La chose la plus difficile comme cinéaste, après avoir écrit un bon scénario, c'est d'être une femme. On ne te fait pas confiance. J'arrive sur un plateau et je sais que les techniciens doutent de moi. C'est normal pour tous les jeunes cinéastes, mais c'est encore plus marqué pour les femmes. Ce qu'il est important de retenir - et si j'ai une fille, c'est ce que je vais lui apprendre -, c'est que ce n'est pas grave de ne pas se faire aimer. Le plus dramatique pour les femmes, c'est la peur de déplaire. C'est ce qui fait qu'on a de la difficulté à prendre notre place dans des domaines de pouvoir. La réalisation, au cinéma, c'est une position de pouvoir. Tu diriges une équipe. Il faut arriver à ne pas avoir peur de déplaire avec nos décisions, pour faire notre place. Ce n'est pas facile, mais c'est nécessaire.